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Fernando Anibal Capellán, 66 ans, est le fondateur, PDG et président dominicain de l’entreprise textile Grupo M, ainsi que du parc industriel et de la zone franche, la Compagnie de Développement Industriel (CODEVI), d’une superficie de deux hectares, situé à Ouanaminthe, une ville pauvre du nord-est d’Haïti, de l’autre côté de la rivière Massacre (qui forme la frontière orientale d’Haïti) face à la ville dominicaine de Dajabón. Parmi les investisseurs de CODEVI figurent le Clinton Bush Haiti Fund et le groupe Citibank.
Les ateliers clandestins de CODEVI produisent de nombreux vêtements de grandes marques vendus aux États-Unis et au Canada : Old Navy, Fruit of the Loom, Levi’s, GAP, Dockers, Liz Claiborne, Polo, Hanes, Calvin Klein, Columbia Sportswear, Nordstrom, Dillard’s, etc. En 2021, la zone employait 14 000 travailleurs, dont les deux tiers étaient haïtiens. C’est l’un des plus grands employeurs d’Haïti.
Vous n’avez peut-être jamais entendu parler de Fernando Capellán, mais pour comprendre son pouvoir, il faut d’abord comprendre la matrice dans laquelle il prospère.
Haïti n’est pas une économie en crise ; Haïti est une économie de crise. Un modèle où la pauvreté, la violence et la dépendance ne sont pas des défaillances du système, mais les conditions mêmes de son fonctionnement. Dans cette économie, le chaos devient une ressource. Il sécurise les marges des importateurs, justifie l’aide humanitaire et alimente la main-d’œuvre bon marché essentielle à la compétitivité du secteur textile.
Fernando Capellán opère dans ce domaine en gestionnaire habile du désordre. Là où les élites haïtiennes profitent du commerce d’importation et des rentes portuaires, il transforme la misère en travail. Là où l’État échoue, il construit une zone privée, quasi souveraine, avec ses propres règles, sa sécurité, ses logements, ses infrastructures et son ordre moral.
Le « parrain industriel » n’est que la face visible d’un système invisible. Il n’a pas inventé la dépendance ; il en a perfectionné le modèle. Là où l’empire américain contrôle les routes maritimes, les programmes d’aide et les régimes commerciaux, Capellán gère la frontière, l’usine et la main-d’œuvre. Il incarne le chaînon manquant entre le pouvoir impérial et la pauvreté organisée.
Et c’est là toute l’ironie : ceux qui croient « offrir des emplois » font, sans le savoir, partie d’un appareil mondial où le travail n’est plus une dignité, mais une servitude. Les travailleurs de CODEVI ne produisent pas de vêtements ; ils produisent la stabilité d’un système qui a besoin de leur misère pour survivre.
L’économie de la soumission est un art subtil : elle transforme la précarité en politique, la résignation en paix et la pauvreté en outil de gouvernance. Chaque dollar d’aide, chaque contrat textile, chaque mission étrangère devient un fil dans la toile qui enchevêtre Haïti depuis plus d’un siècle.
En vérité, l’Empire n’a plus besoin d’envahir. Il lui suffit d’investir. L’aide humanitaire est devenue le nouveau colonialisme, le textile sa main-d’œuvre obéissante et le chaos sa couverture morale.
Le peuple haïtien croit lutter pour sa survie, mais on le maintient dans cette situation précisément pour qu’il ne se batte jamais.
C’est pourquoi la paix n’arrive jamais : car elle coûterait trop cher à ceux qui profitent de la guerre silencieuse.
Le système Capellán : une symbiose du désordre
L’erreur serait de croire que Capellán agit seul.
Son empire n’aurait pas pu exister sans le cadre législatif américain : ESPOIR, AIDE, CBI* – des régimes commerciaux conçus à Washington qui ont créé les conditions permettant à un capitaliste dominicain de contrôler le destin industriel d’Haïti.
Ces lois n’étaient pas des cadeaux ; c’étaient des instruments de contrôle. Elles garantissaient aux entreprises américaines l’accès à une main-d’œuvre haïtienne bon marché, sans les contraintes sociales ou politiques d’un marché intérieur fort. À travers Capellán, les États-Unis ont externalisé la gestion du désordre haïtien : le chaos reste local, les profits s’écoulent à l’échelle mondiale.
Ce modèle est parfait dans sa cruauté :
1. Les États-Unis obtiennent une stabilité migratoire et un flux d’exportations à bas prix.
2. La République dominicaine récolte des revenus logistiques, fiscaux et portuaires.
3. L’élite haïtienne reçoit sa part symbolique : contrats, loyauté politique et illusions de prestige.
4. Et le peuple haïtien, quant à lui, travaille simplement pour survivre à la frontière d’un pays qu’il ne contrôle plus.
Sous le vernis du « développement industriel », Capellán a compris que le véritable levier du pouvoir n’est pas l’usine, mais la dépendance. Chaque emploi devient un instrument de discipline économique. Chaque usine, un espace de normalisation politique : obéir pour conserver son emploi, se taire pour conserver son maigre salaire.
CODEVI n’est donc pas seulement une zone de production ; c’est un laboratoire social testant la nouvelle forme de gouvernance haïtienne : pouvoir sans souveraineté, stabilité sans État, prospérité sans peuple.
Tel est le génie pervers du modèle Capellán : transformer la misère en facteur de production et la frontière en outil de contrôle.
Après HOPE/HELP : La bataille pour le contrôle de l’avenir industriel d’Haïti
Les lois HOPE et HELP ont expiré, suite à l’inaction persistante de l’administration Trump, le 30 septembre 2025. Le non-renouvellement de HOPE/HELP n’est pas seulement une décision commerciale, c’est un séisme politique. Il révèle le vrai visage du système : sans préférences commerciales américaines, c’est tout l’édifice industriel qui s’effondre.
L’économiste Kesner Pharel l’a observé à juste titre : depuis un demi-siècle, Haïti s’est enfermé dans la sous-traitance bas de gamme, un modèle sans innovation, sans stratégie nationale, sans autonomie. Un modèle où les multinationales prospèrent, mais où l’État reste pauvre.
Capellán, conscient de cette fragilité, implore Washington de sauver le régime préférentiel. Mais derrière ce geste se cache une vérité plus profonde : l’économie haïtienne ne détermine plus son propre destin. Sa survie dépend de la volonté d’un Congrès étranger, des intérêts d’un lobby textile et des calculs d’un homme d’affaires dominicain. En Haïti, le pouvoir ne réside plus dans les palais, mais dans les zones franches. Il ne s’acquiert plus par les élections, mais par les contrats. Il n’est plus défendu par des idéaux, mais par les devises.
Le « parrain industriel » n’est pas le symptôme d’une trahison, mais d’une mutation : la mutation d’un pays dont la souveraineté s’est dissoute dans les flux d’aide, la sous-traitance et la résignation.
Tant que ce modèle perdurera, la paix restera dangereuse, la dignité un luxe et la dépendance la norme.
En conclusion, ce qu’on appelle aujourd’hui « développement » en Haïti n’est plus un projet d’émancipation, mais une architecture de dépendance. Sous les drapeaux des zones franches, des ONG, des donateurs et des investisseurs se cache un mécanisme sophistiqué : la soumission par la survie.
Haïti n’est plus gouverné par les baïonnettes, mais par les budgets. Non plus par l’occupation, mais par les contrats. Non plus par la peur, mais par la faim.
La nouvelle colonisation n’a pas besoin de drapeaux, elle a des logos. Elle ne parle ni créole ni français ; elle parle chiffres, projets et « partenariats public-privé ». Elle ne tue pas, elle emploie. À moins qu’ils ne se révoltent. Alors, elle les tue.
Haïti ne sera pas libéré par les armes ou les ONG, mais par la lucidité. Le jour où les Haïtiens comprendront que le chaos n’est pas une fatalité, mais un business, que la misère n’est pas une malédiction, mais une stratégie, et qu’ils se soulèveront et s’organiseront, l’économie de la soumission s’effondrera d’elle-même.
Nous avons peut-être vu les premières lueurs de cette prise de conscience lorsque des centaines de travailleurs haïtiens ont organisé une manifestation pacifique la semaine dernière dans le parc industriel de CODEVI pour protester contre le gouvernement haïtien de facto qui voulait prélever 10% d’impôts sur leurs maigres salaires. Ironiquement, le parc industriel a été créé pour être une zone de « libre échange », c’est-à-dire une zone franche d’impôts… pour les investisseurs capitalistes.
Bien sûr, l’Empire tentera de sauver sa colonie de travailleurs esclaves salariés, comme il tente désespérément de le faire aujourd’hui avec ses multiples forces mercenaires multinationales par procuration. Mais l’Empire pourrait bien échouer. Et c’est à ce moment-là que la véritable indépendance d’Haïti peut commencer. Car le pouvoir le plus fragile est celui qui repose sur l’ignorance des dominés.
L’Etat haïtien a mis sur pause le prélèvement de la taxe sur les salaires. Dans une note de presse conjointe publiée le mardi 7 octobre, le ministère de l’Economie et des Finances (MEF) et le ministère des Affaires sociales et du Travail (MAST) avaient annoncé qu’: « Aucun prélèvement par la Direction Générale des Impôts (DGI) ne sera effectué à titre temporaire sur les salaires des travailleurs concernés. Une rencontre tripartite avec les représentants de l’exécutif, des syndicats et du patronat sera organisée en vue de discuter de la question du salaire minimum. De leur côté, les représentants des syndicats concernés se sont engagés à porter les ouvriers à reprendre leur activité le mercredi 8 octobre 2025 ».
La CODEVI a pour sa part annoncé, le mercredi 8 octobre 2025 : la suspension de toutes ses activités jusqu’à nouvel ordre. Certes, l’infrastructure est temporairement fermée à la suite des récents mouvements de protestations des ouvriers et le lundi 13 octobre, dans une note officielle, les autorités gouvernementales annoncent la poursuite des négociations avec les acteurs en vue d’une réouverture rapide du parc industriel.
Et le jour où les Haïtiens comprendront « le système », Capellán, les donateurs, les multinationales, les ONG, les ambassades, les médias corrompus et ralliés – tous les soi-disant « partenaires du développement » – devront répondre à une question : Qui a réellement bénéficié du désordre en Haïti ?
* Il s’agit de trois programmes du Congrès américain : la loi HOPE (Hemispheric Opportunity through Partnership Encouragement) de 2006, la loi HELP (Help) de 2010 et l’Initiative du bassin des Caraïbes (CBI) de 1983. Tous trois visaient à fluidifier les flux de capitaux des États-Unis vers Haïti afin de tirer profit de sa main-d’œuvre à bas prix, principalement destinée à l’assemblage.