
Malheureusement pour le Comité de pilotage, malgré l’optimisme de son Président, la livraison officielle de ce premier draft du projet constitutionnel allait allumer un torrent de critiques à propos d’un texte dont la finalité ne paraissait pas évidente pour tout le monde. Tous les acteurs de la vie nationale allaient s’emparer du document afin de porter une charge en règle contre les autorités et contre le Comité.
En premier lieu, les protagonistes allaient décortiquer l’avant-projet afin de démontrer, point par point, que le Conseil Présidentiel de Transition fait fausse route. Frantz Duval, le rédacteur en chef du quotidien Le Nouvelliste, titrait même son édito du 21 mai 2025 : Vers la fin de la République d’Haïti tel qu’elle était connue depuis 1804. Dans son éditorial, le journaliste parle de « retour des Caciquats », faisant allusion aux Gouverneurs qu’a proposé le Comité pour gérer les départements à la place des Présidents des Conseils départementaux, transformés en régions.
Durant plusieurs semaines, une série d’articles va suivre dans laquelle il est démontré que l’avant-projet part dans toutes les directions. Opposés depuis le début à ce que ce soit un Comité ad hoc qui soit chargé de rédiger le texte constitutionnel, le résultat de la première ébauche, selon les opposants, confirme leur crainte et leur appréhension. Alors, ils décident de contre-attaquer sur la quasi-totalité des articles présentés, soit 240 au total. Pour d’autres, c’est l’avant-projet dans sa globalité qui est à rejeter. A l’instar du parti Fanmi Lavalas qui, par la bouche de l’un de ses responsables, Joël Edouard Vorbe, estime que cette affaire d’avant-projet constitutionnel n’est rien d’autre qu’une vaste plaisanterie pour distraire la population. Mais, selon ce lavalassien pur et dur, la population n’est pas dupe, le coup ne passera pas. « La distraction qu’on veut nous imposer ne mènera nulle part. La mission, c’était la sécurité. Grâce à la sécurité, nous pourrions accomplir tout ce que nous voulons. Les membres du CPT et du gouvernement doivent faire preuve de courage, reconnaître qu’ils ont échoué dans la mission qui leur était confiée et se retirer volontairement du pouvoir. Nous faisons face à un danger permanent en raison de l’irresponsabilité des uns et des autres. La population veille et exprime sa grogne. Le dernier mot reviendra à la population et non à des groupes ou à des acteurs individuels » déclarait Joël Vorbe à propos de l’avant-projet.
Outre l’opposition des uns et des autres qui se présente différemment, même si toutes vont dans le même sens, il y en a qui sont plus techniques. C’est le cas de Me Patrick Pierre-Louis, spécialiste en droit constitutionnel et bâtonnier de l’ordre des avocats de Port-au-Prince. Deux jours après la remise du document aux autorités, ce juriste était l’invité de l’émission Panel Magik le vendredi 23 mai 2025 en vue de donner son avis d’expert sur une question qui fait débat dans la société. Le moins que l’on puisse dire, l’avocat n’a été tendre ni avec le CPT ni avec le Comité de pilotable de la Conférence Nationale qui, selon lui, n’ont ni le droit ni la qualité pour présenter ou promulguer une nouvelle Constitution.
Il estime que l’Accord du 3 avril 2024 n’a donné ni mission ni mandat à la présidence collégiale d’entreprendre ce travail. Lors de l’interview, Me Patrick Pierre-Louis a été clair et précis en avançant que : « Le Comité de pilotage de la Conférence nationale, d’un point de vue juridique, n’a pas les compétences d’une Assemblée constituante. Le Comité de pilotage de la Conférence nationale, ne peut pas élaborer une Constitution et la soumettre à l’Exécutif en vue d’un référendum ; de même, le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) n’a pas les compétences requises pour convoquer un tel référendum. Le texte soumis à l’Exécutif ne saurait être intitulé « avant-projet de Constitution ». Il pourrait s’agir d’une « proposition d’avant-projet » et non d’un « avant-projet ». Le Comité de pilotage ne dispose pas des compétences nécessaires pour proposer un avant-projet de Constitution. L’Accord du 3 avril ne prévoit pas de remplacer la Constitution de 1987 par une nouvelle.

L’Accord ayant donné lieu au CPT n’a pas créé un vide juridique et s’inscrit dans la continuité juridique de la Constitution de 1987, laquelle prévoit elle-même les procédures de sa modification. Le Comité de pilotage et le CPT peuvent être auteurs d’une « double usurpation », celle de s’approprier de la « volonté générale », qui revient à la population, la « volonté majoritaire », qui revient au Parlement. » Il n’y a pas que celui-ci qui se montre pointilleux sur le texte. D’autres de ses confrères vont encore plus loin pour démontrer les failles qu’ils ont relevées dans l’avant-projet. Par exemple, Me Emmanuel Charles, en plus de ce qu’il appelle des « faux pas » dans le texte, souligne la « définition floue des couleurs du drapeau » national. Dans le quotidien de Pétion-Ville Le National, en date du 28 mai 2025, cet ancien diplomate haïtien (ambassadeur un peu partout en Europe notamment à Rome après avoir été Consul à Paris), a argumenté ce qu’il croit être une « mauvaise définition des couleurs du drapeau » donnée par les rédacteurs de l’avant-projet qui a été remis aux autorités en mai 2025.
Dans une série de textes publiés dans le journal cité plus haut, ce docteur en droit et constitutionnaliste note : « J’étais sur le point de terminer ma lecture diagonale du fameux projet de Constitution lorsque les réactions, en réponse à cette provocation politique et intellectuelle, ont éclaté et se sont répandues comme une traînée de poudre. Et parmi elles, la définition des couleurs du drapeau haïtien. Deux jours avant la sortie du texte du Comité de pilotage, un ami, ancien ministre, avait attiré mon attention sur l’article 2 de l’avant-projet, qui stipule que « les couleurs nationales sont bleu et rouge ». Cette remarque n’est pas anodine. L’indication des couleurs de notre drapeau est essentielle, cette imprécision pourrait entraîner une variation, voire un changement de couleur. Il est crucial de préciser, avant tout, de quel bleu et de quel rouge il s’agit. En effet, il existe différentes nuances de bleu : bleu pâle, bleu foncé, bleu ciel, bleu marine, etc. De même, la couleur rouge n’est pas uniforme : elle peut être rouge vif, rouge renard, ou même tirée vers le rose. Cette remarque n’est pas une critique, dans la mesure où les Constitutions précédentes n’avaient pas non plus précisé les couleurs. C’est d’ailleurs pour cette raison que, dans les missions diplomatiques et consulaires à l’étranger, les drapeaux ne sont pas identiques, en fonction de l’endroit ou de l’entreprise de fabrication. Cela crée une incohérence autour de notre symbole national, qui est censé nous représenter partout dans le monde. Chaque fois que les couleurs varient, cela renforce un sentiment de trahison envers le fondateur de la Nation haïtienne, l’immortel Jean-Jacques Dessalines. L’écriture d’une Constitution doit être claire et précise, ce qui fait cruellement défaut ici. » Le National édition du 28 mai 2025.
Peut-être à la recherche de soutien auprès de l’opinion publique et des voix qui comptent, ou tout simplement pour faire diversion, puisque selon certains, les Conseillers Présidents ne sont jamais vraiment intéressés à organiser le moindre scrutin ni pour le référendum ni pour les élections générales, le 23 mai le CPT a rencontré les deux plus grandes associations des médias du pays à savoir : ANMH (Association Nationale des Médias Haïtiens et sa principale concurrente AMIH ( Association des Médias Indépendants d’Haïti).
Le but de la rencontre : présenter l’avant-projet de manière officielle aux deux organismes afin de les encourager à faire une analyse critique si possible favorable au document, puisque les discussions entre les membres du CPT et les dirigeants des associations médiatiques étaient portées sur la collaboration entre les autorités et les médias en général. Au cours de ce tête à tête, les deux associations se sont accordées à mettre au point un plan de communication visant à la compréhension et à l’adhésion de la population à la réforme constitutionnelle engagée par les autorités. D’après ce qui avait été indiqué par les deux parties, ce Plan devait être soumis au Collège Présidentiel très rapidement. Mais, jusqu’au moment où nous écrivons ce texte (novembre 2025), nous n’avons pas pris connaissance de la remise dudit plan à la présidence, ce qui n’est pas étonnant compte tenu de la position de l’ensemble des médias vis-à-vis de la position des acteurs politiques.

De toute façon, cette rencontre n’aura pas suffi à éteindre le feu. Dans le quotidien Le Nouvelliste, l’ancien Président du Groupe de Travail sur la Constitution (GTC), Jerry Tardieu, a pris la plume pour dénoncer le mauvais usage, selon lui, que le Comité de pilotage fait des travaux réalisés par son équipe. Dans un article publié dans le journal de la rue du Centre, en date du 23 mai 2025, l’ex-Coordonnateur du GTC écrit : « Depuis plus de vingt ans, j’ai fait de la question constitutionnelle un champ privilégié de réflexion. Pour avoir été Président de la Commission Spéciale parlementaire sur l’amendement de la Constitution en 2018 et Coordonnateur du Groupe de Travail sur la Constitution (GTC) en 2024, aujourd’hui j’ai l’impérieuse obligation de me prononcer sur cette proposition de texte constitutionnel et témoigner que celui-ci ne reflète pas la vision des forces vives du pays. Contrairement aux recommandations du GTC, le texte de la nouvelle Constitution introduit une « forme » d’État fédéral puisqu’il est proposé que les dix départements du pays soient désormais dirigés par dix Gouverneurs hyper puissants élus au suffrage universel pour une durée de cinq ans et disposant de l’autonomie administrative et financière en dehors de tout regard de l’administration centrale (articles 68, 68-1 et 68.2). Jamais une telle formule n’a été proposée au GTC par les acteurs de la vie nationale. Jamais ! Au contraire, il est ressorti de nos consultations qu’il fallait unifier le pays et non le fractionner en régions dirigées par des autorités autonomes s’apparentant à des caciques qui pourraient un jour rêver de sécession. Comment parler d’un État fédéral pour un petit pays de 27,000 Km2 comme Haïti ? La formule fédérale sied plutôt à des pays aux territoires vastes comme les Etats-Unis, le Canada ou le Brésil, des pays aux institutions déjà fortes, au fonctionnement démocratique déjà éprouvé et ayant atteint un certain développement économique. »
Par ailleurs, son ancien collègue à l’Assemblée Nationale, Steven Benoît, sur son compte X, devait qualifier l’avant-projet de « crime contre la patrie ». L’ex-sénateur de la République expliquait le mardi 27 mai 2025 sur la radio Magik9 son refus d’appuyer un texte qu’il juge bon pour la poubelle. « Tout changement de la Constitution par voie référendaire est interdit par la loi. Cet avant-projet de nouvelle Constitution est bon pour la poubelle. Le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) n’a ni le titre ni la qualité pour former une Commission chargée de travailler sur l’amendement de la Constitution ou sur un référendum. Cet avant-projet de Constitution est irrecevable, nul et non avenu ».
En fait, c’est une vague de réactions qui était arrivée de partout et dans tous les milieux pour mettre en cause les multiples propositions de l’avant-projet. Comme celles préconisant de relever toutes les sections communales en communes et la suppression des entités territoriales : CASEC, ASEC et le cartel de 3 maires élus au profit d’un Conseil municipal élu dirigé par un Maire unique pour plus de cohérence et de cohésion. Entre-temps, dans les médias, le matraquage contre l’avant-projet continue. C’est comme si la rencontre avec les associations des médias n’avait servi à rien. Il faut aussi reconnaître que, depuis cette rencontre, pas grand-chose n’a été faite en matière de communication, que ce soit de la part de la Primature ni de la présidence de la République. Il n’a rien eu comme communication positive en faveur du texte qu’ils ont reçu. D’ailleurs, entre eux, les membres du CPT continuent de se chamailler pendant que les opposants au projet trouvent un boulevard devant eux. Sans contre-feu, les secteurs opposés au CPT et à son projet de nouvelle Constitution gagnent du terrain.
(À suivre)













