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La dette coloniale : le grand livre inachevé de l’Histoire

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Haïti, après s’être libérée par la seule révolution d’esclaves victorieuse de l’histoire, fut contrainte en 1825 de compenser la France pour la « perte de biens »

Des siècles de pillage, de travail forcé et d’extraction ont bâti la richesse de l’Europe tout en appauvrissant le Sud global. La dette contractée n’a rien de symbolique : elle est mesurable, morale et politique. Les réparations ne relèvent pas de la charité, mais d’une justice trop longtemps différée.

 

 La dette coloniale n’est pas une métaphore ni une abstraction morale. C’est le résidu accumulé d’un système global dans lequel les empires ont transféré richesses, travail et ressources du monde colonisé vers les capitales impériales, consolidant le développement de l’Europe et de l’Amérique du Nord tout en institutionnalisant le sous-développement en Afrique, en Asie, dans les Caraïbes et en Amérique latine. Parler de dette coloniale, c’est affronter une vérité historique qui continue de façonner le présent : la prospérité du Nord s’est construite sur l’appauvrissement du Sud, et les inégalités désormais présentées comme des données structurelles du capitalisme global sont l’héritage direct de siècles de vol systématique. Dans certains cas, les colonisateurs, au moment de partir, ont imposé aux nouvelles nations indépendantes des obligations de dette comme condition à leur souveraineté—contraignant ainsi les colonisés à payer le prix de leur propre asservissement, comme l’a noté le Haut-Commissariat aux droits de l’homme.

Parler de dette coloniale, c’est affronter une vérité historique qui continue de façonner le présent : la prospérité du Nord s’est construite sur l’appauvrissement du Sud.

Le colonialisme n’a jamais été simplement une question de conquête territoriale ou de domination étrangère. Il fut, dès son fondement, une économie politique organisée de l’extraction. Les colonies étaient traitées comme des réservoirs de richesse—sous forme de matières premières, de travail humain ou d’excédents fiscaux—que l’on pouvait siphonner pour soutenir les révolutions industrielles et les États-providence européens. L’Inde, par exemple, ne fut pas seulement administrée par la Grande-Bretagne : elle fut drainée à travers des mécanismes de taxation et de commerce qui assuraient un flux perpétuel de surplus vers Londres. L’étude monumentale d’Utsa Patnaik estime que la Grande-Bretagne a extrait l’équivalent de 45 000 milliards de dollars de l’Inde entre 1765 et 1938. Ce n’était pas un enrichissement accidentel, mais la logique délibérée d’un empire qui subordonna la productivité d’une civilisation entière à l’enrichissement d’une seule nation insulaire.

L’Inde, par exemple, ne fut pas seulement administrée par la Grande-Bretagne : elle fut drainée à travers des mécanismes de taxation et de commerce, assurant un flux perpétuel de surplus vers Londres.

Une logique similaire s’est déployée dans tout le monde colonial. Au Congo, la domination belge a réduit des êtres humains en instruments d’extraction du caoutchouc, au prix d’un système de terreur qui fit de 10 à 15 millions de morts. Dans les Caraïbes, la mise en esclavage des Africains a généré des profits fabuleux pour les économies de plantation européennes, tandis que leurs descendants n’héritèrent à l’indépendance que de la pauvreté et de monocultures fragiles. Haïti, après s’être libérée par la seule révolution d’esclaves victorieuse de l’histoire, fut contrainte en 1825 de compenser la France pour la « perte de biens »—un euphémisme monstrueux pour désigner des êtres humains et des terres—par le biais d’indemnités qui ont asphyxié son économie pendant plus d’un siècle. Ce qui relie ces cas, c’est le même schéma fondamental : l’accumulation du colonisateur a été achetée au prix de l’appauvrissement du colonisé, et la facture s’est inscrite au cœur même de l’économie mondiale.

Haïti, après s’être libérée par la seule révolution d’esclaves victorieuse de l’histoire, fut contrainte en 1825 à compenser la France pour la  « perte de biens »—un euphémisme monstrueux pour désigner des êtres humains et des terres—par le biais d’indemnités qui ont asphyxié son économie pendant plus d’un siècle.

La dette du colonialisme n’a pas disparu avec la mise en berne des drapeaux au milieu du XXe siècle. L’indépendance fut souvent formelle, mais la dépendance économique persista à travers de nouveaux instruments. Les ex-colonies héritèrent de dettes contractées par les administrations coloniales, des dettes qu’elles n’avaient jamais consenties. Les institutions de Bretton Woods étendirent leurs crédits assortis de conditionnalités qui maintenaient la dépendance à l’exportation, l’austérité et la subordination des priorités domestiques aux créanciers étrangers. En Afrique francophone, le franc CFA enchaîna les États indépendants au Trésor français, rendant inaccessible toute véritable souveraineté financière.

Ce que l’on nomme souvent « crise de la dette » à l’ère postcoloniale doit donc être requalifié : ce n’étaient pas les colonies qui étaient endettées envers leurs maîtres, mais les métropoles qui portaient une dette écrasante envers les sociétés qu’elles avaient pillées. Les programmes d’ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI n’ont fait qu’approfondir la plaie, se présentant comme des remèdes à la pauvreté tout en prolongeant, sous d’autres formes, le système de contrôle colonial par les moyens financiers.

Ibrahim Traoré, président du Burkina Faso, incarne bien davantage qu’un chef d’État insoumis : il est l’incarnation d’une revendication civilisationnelle de restitution.

Dans ce contexte, des figures comme Ibrahim Traoré, du Burkina Faso, doivent être prises avec le plus grand sérieux. Lorsqu’il exige que la France rende compte de 847 milliards d’euros volés durant la période coloniale, il ne cède pas à une rhétorique nationaliste, mais formule le socle rationnel d’une exigence de justice. Son constat selon lequel 63 années d’“aide” n’ont produit aucun développement significatif dévoile le mensonge au cœur de « l’industrie du développement » : l’aide n’est pas de la générosité mais un mécanisme savamment élaboré pour recycler la dépendance. En rejetant les bases étrangères, en contestant la soumission monétaire et en appelant à l’autonomie, Traoré incarne bien davantage qu’un chef d’État insoumis : il est l’incarnation d’une revendication civilisationnelle de restitution.

La voix de Traoré compte parce qu’il dit une vérité que la plupart des classes politiques du monde refusent de nommer : le sous-développement de l’Afrique et du Sud global n’est pas une défaillance interne de gouvernance ou de culture, comme le suggèrent encore les idéologues coloniaux, mais l’aboutissement logique d’un ordre mondial conçu pour drainer la valeur d’un ensemble de nations afin d’enrichir un autre.

L’appel aux réparations n’est pas une demande de bienveillance ; il est l’exigence d’une justice trop longtemps différée. Il réclame un bilan exhaustif des richesses extraites des territoires colonisés au fil des siècles, et la reconnaissance du fait que ce transfert de ressources n’a jamais été accidentel ni secondaire, mais systématiquement imposé. Il exige l’annulation des dettes contractées pendant ou immédiatement après la période coloniale, des obligations que les nations d’aujourd’hui n’ont jamais librement assumées et qui continuent pourtant de les accabler. Au-delà du simple décompte, les réparations doivent prendre une forme concrète : redistribution des richesses par des transferts financiers, réparations climatiques et investissements de développement pensés pour réparer la dépossession historique, tout en garantissant que la croissance future ne soit pas dictée par les anciennes puissances coloniales. La justice implique également la restitution du patrimoine culturel et matériel—des artefacts volés dans les musées européens à l’or pillé et aux terres accaparées—afin de restituer aux colonisés ce qui leur a été pris. À son niveau le plus profond, la réparation exige la transformation des institutions mondiales elles-mêmes, de sorte que la souveraineté économique et l’autonomie politique remplacent les structures de dépendance que le colonialisme a ancrées. Il ne s’agit pas de concessions facultatives, mais de conditions essentielles à un ordre mondial équitable, sans lesquelles le discours du « développement » reste un euphémisme pour exploitation et subordination continues.

La justice implique également la restitution du patrimoine culturel et matériel—des artefacts volés dans les musées européens à l’or pillé et aux terres accaparées—afin de restituer aux colonisés ce qui leur a été pris.

Les Nations Unies ont parfois offert quelques gestes de reconnaissance—résolutions condamnant le colonialisme, discussions sur les réparations, journées mémorielles symboliques. Mais dans leur conception institutionnelle, elles demeurent structurellement incapables d’imposer une justice réparatrice. Leur Conseil de sécurité est dominé par les puissances impériales anciennes ou actuelles ; leurs agences de développement dépendent des États donateurs ; leurs forums sont trop souvent capturés par la rhétorique de l’aide plutôt que par l’exigence de restitution. Au mieux, l’ONU fournit une scène pour des appels moraux ; au pire, elle légitime l’ordre qui perpétue l’injustice. Attendre d’elle qu’elle livre les réparations revient à attendre des bénéficiaires du vol qu’ils s’érigent en juges d’eux-mêmes.

L’ONU fournit une scène pour des appels moraux ; au pire, elle légitime l’ordre qui perpétue l’injustice.

Il ne s’agit pas de nier l’importance du dialogue global, mais d’affirmer que la véritable justice ne surgira ni de New York ni de Genève. Elle naîtra des solidarités entre l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine et les Caraïbes lorsqu’elles créeront de nouvelles institutions, hors de portée des vetos impériaux.

La dette coloniale ne peut plus être dissimulée derrière la rhétorique du progrès ou les alibis de la charité. L’affronter, c’est reconnaître que le monde dit « développé » ne s’est pas élevé par sa seule ingéniosité, mais grâce à des siècles d’extraction forcée. L’exigence aujourd’hui est celle d’une nouvelle architecture de justice mondiale : des tribunaux de la dette capables de nullifier les obligations illégitimes, des institutions Sud-Sud permettant une véritable autonomie, et une culture politique qui reconnaisse la dette coloniale comme la condition préalable à l’égalité entre nations.

Le panafricanisme, le régionalisme latino-américain et les solidarités asiatiques doivent converger vers cette exigence. Les intellectuels doivent continuer à documenter, calculer et interpréter les flux de richesses qui nourrissent les inégalités actuelles. Les mouvements sociaux doivent lutter non pour l’aide, mais pour la restitution. Et les gouvernements, lorsqu’ils en trouvent le courage, doivent agir comme l’a fait Traoré : refuser la dépendance, dénoncer l’hypocrisie et nommer la dette coloniale pour ce qu’elle est—la facture impayée de l’histoire.

Le panafricanisme, le régionalisme latino-américain et les solidarités asiatiques doivent converger vers cette exigence.

Le colonialisme n’a pas seulement exploité le passé ; il a organisé le présent. Sa dette est inscrite dans la pauvreté des nations, dans les structures de la finance mondiale, dans la dépossession des peuples et dans les inégalités de notre ordre global. Nier la dette coloniale, c’est cautionner le vol. Trivialiser les réparations, c’est légitimer l’exploitation.

Un ordre mondial juste ne peut se construire sur des richesses volées. Il commence par la restitution mesurée non en paroles mais en transferts de ressources, en annulation de dettes illégitimes, et dans la construction d’une nouvelle architecture de l’égalité. Le Sud global ne doit rien au Nord. C’est au contraire le Nord qui est en défaut. La facture est échue. L’heure du règlement est venue.

 

*Le Dr Ranjan Solomon est un commentateur politique indien et un militant des droits humains. Il est spécialiste en conseil sur les droits humains, la justice, le développement organisationnel, les droits des enfants et l’écologie. Il publie régulièrement des essais et des analyses sur des thèmes touchant à la justice politique, aux inégalités historiques, à la décolonisation, à la démocratie et aux droits des peuples du Sud global. Il est reconnu pour son engagement en faveur de la justice sociale et pour son analyse critique des systèmes politiques et économiques hérités de l’époque coloniale.

 

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Traduction Bernard Tornare

 22 Septembre 2025

 

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