
Imaginez un enfant arrivant à l’école pour sa première rentrée et entendant son enseignant lui souhaiter la bienvenue dans une langue qu’il n’a jamais entendue. Une langue différente de celle qu’il parle habituellement à la maison, et même dans la rue, dans les magasins, dans les parcs. Une langue qui l’empêche de communiquer ou de jouer avec ses camarades. Pourtant, c’est dans cette nouvelle langue, totalement étrangère à sa réalité, qu’on lui enseignera de nombreux concepts nouveaux et pas toujours triviaux en mathématiques, en sciences, en histoire ou en littérature…
Imaginez maintenant un adulte confronté à une procédure judiciaire où la langue parlée est également une langue étrangère. Où les lois sont incompréhensibles. Où une grande partie du dialogue entre avocats, procureurs et juges est incompréhensible. Ou encore, lorsqu’une personne se tourne vers l’administration publique de son pays sans pouvoir déchiffrer les documents qui lui sont présentés. C’est la réalité vécue par le peuple haïtien depuis plus de 200 ans, où le français demeure la langue de prédilection de l’administration, de la justice et de l’éducation, tandis que dans la vie quotidienne, la société communique exclusivement en créole.
Ces dernières décennies, l’État a entrepris certaines démarches. Avec la Constitution de 1987, le créole a été reconnu comme deuxième langue officielle du pays. Cependant, le texte constitutionnel lui-même, comme toutes les lois, reste exclusivement en français. De même, le créole a progressivement gagné du terrain dans le système éducatif, mais, faute de budget ou de volonté politique, la plupart des manuels scolaires, des devoirs et des sujets d’examen sont encore en français.

Emmanuelle Nehemie Germain, coordinatrice d’un centre culturel à Hinche, défend, comme beaucoup d’autres, l’utilisation de la langue maternelle des enfants comme langue d’enseignement à l’école. Elle soutient que le français crée des barrières à l’apprentissage qui entravent le développement des enfants. Le taux d’abandon scolaire élevé en Haïti est symptomatique : seulement 10 % des élèves terminent leurs études secondaires, soit la même proportion de la population francophone.
Il en résulte une profonde division de la société : les élites francophones, qui détiennent le pouvoir politique et économique, se ferment au reste de la population. « Même après l’indépendance d’Haïti [en 1804], le français a continué d’être utilisé comme un outil de domination et d’exclusion sociale », explique Emmanuella. « Si vous arrivez dans certains endroits sans parler français, on ne vous prend pas au sérieux. »
Origines et préjugés
La langue créole est née au XVIIIe siècle dans les plantations de ce qui était alors la colonie française de Saint-Domingue. Les personnes réduites en esclavage, venues de différentes régions d’Afrique, avaient besoin de communiquer entre elles et, autant que possible, sans être comprises par leurs oppresseurs. Ainsi, le créole s’est formé à partir du français, sa « langue source », dont il a emprunté 85 % de son vocabulaire, et à partir de structures grammaticales africaines qui lui ont permis de se distinguer considérablement de la langue du colonisateur. À titre de comparaison, l’espagnol et le portugais, par exemple, sont beaucoup plus proches, avec plus de 90 % de similitudes lexicales et grammaticales.
Le créole haïtien a marqué l’histoire comme langue de la Révolution haïtienne, qui a mené à l’abolition de l’esclavage et à l’indépendance du pays. « Ce n’était pas seulement un moyen de communication. C’était un outil révolutionnaire dans la lutte contre l’esclavage », se souvient Emmanuella. En effet, c’est en créole que le peuple s’organisait lors de cérémonies spirituelles comme celle de Bwa Kayiman en 1791, et c’est également en créole que des généraux comme Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines commandaient leurs troupes.

Paradoxalement, cette origine historique et coloniale a aussi engendré une série de préjugés qui ont conduit les nouvelles élites haïtiennes à dénigrer le créole. Le français continue d’être considéré comme une langue plus noble, même aujourd’hui. Certains affirment même que le créole n’est pas une véritable langue, mais seulement un dialecte, avec une tradition orale, imprégné d’autres influences, riche de variations et dépourvu de ressources linguistiques propres pour aborder des sujets complexes. Malheureusement, sa marginalisation dans les programmes scolaires et universitaires alimente cette représentation erronée, pourtant réfutée par de nombreuses études.
Un long combat
« Depuis la création de ce pays, l’État a mis en œuvre une politique linguistique qui privilégie le français au détriment du créole. Ceci découle d’un système idéologique de domination fondé sur l’idée que les personnes non blanches appartiennent à une race inférieure », peut-on lire dans une publication de l’Académie créole haïtienne (AKA), intitulée « 100 questions à l’AKA ». L’AKA a été créée en 2014 afin de promouvoir le créole dans l’administration, l’éducation et toutes les sphères de la société. Autrement dit, de faire de son statut de langue officielle une réalité.
L’AKA constate plusieurs conséquences négatives de la stigmatisation du créole, qui affectent non seulement le développement du pays, mais aussi l’estime de soi de sa population. « Si vous prenez un enfant et, dès son plus jeune âge, vous lui apprenez qu’il n’est pas une personne, viendra un moment où vous n’aurez plus besoin de rien dire : il le répétera lui-même. Si, depuis l’époque coloniale, on a fait croire aux Noirs que leur langue n’est pas une langue, ils finissent par tomber dans ce piège. »
La mission de l’AKA comprend également la normalisation de la langue, tant sur le plan grammatical qu’orthographique, et la promotion de toutes sortes de publications, que ce soit dans le domaine de la littérature ou de la recherche scientifique et universitaire. L’institution souligne la nécessité d’explorer ces domaines afin de déconstruire l’image d’une langue inférieure ou incomplète, inadaptée à l’expression de concepts savants. « De nombreux scientifiques haïtiens reconnaissent avoir des difficultés à utiliser un concept scientifique en créole.» Certains professeurs d’université admettent même avoir du mal à développer leur pensée en créole. Ces difficultés découlent, en partie, du système scolaire, qui n’a jamais offert à ces Haïtiens l’opportunité d’apprendre à penser en créole durant leur scolarité.
Emmanuelle Nehemie Germain, organisatrice d’un concours annuel de littérature haïtienne en créole, souligne que l’hégémonie du français dans les écoles haïtiennes est un instrument de néocolonialisme dont le pays doit se débarrasser. « C’est comme une nouvelle forme d’esclavage, qui n’exerce pas de pression physique, mais prend la forme d’un esclavage mental, où le français est utilisé comme langue de domination pour démanteler le système éducatif et diviser la société. »
Aujourd’hui, la défense du créole est le symbole de la résistance culturelle du peuple haïtien contre toutes les formes de domination européenne et coloniale. Il est proposé qu’il devienne la seule langue officielle du pays, puisqu’il est, de fait, la seule parlée par tous les Haïtiens. Au-delà d’une lutte symbolique, il s’agit d’un combat pour le « droit linguistique » de la population, un droit fondamental qui englobe tout, de la dignité d’un peuple et de son histoire à l’inclusion sociale et à l’accès aux services les plus élémentaires.
TeleSUR/Cha Dafol
17 novembre 2025













