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Justin Lhérisson, 30 avril 1892: “Nos Aïeux”. Dans le fond du tombeau, combien de fois, peut-être, Avez-vous dû pleurer sur le sort d’Haïti ?

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Dans le fond du tombeau, combien de fois, peut-être,
Avez-vous dû pleurer sur le sort d’Haïti ?

NOS AÏEUX

Qu’ils étaient grands et beaux, nos va-nu-pieds sublimes !
Qui portaient la terreur dans leurs yeux de titans,
Qui, de leurs poings fermés, lançaient dans les abîmes,
L’odieux esclavage avec ses noirs tourments !

Qu’ils avaient, tous ces preux, un surhumain courage,
Une divine audace, un cœur doublé d’airain,
Pour oser, — le front haut — repousser, avec rage,
Les soldats demi-dieux qui gênaient le Destin !…

Qu’ils avaient, ces géants, au fort de la bataille,
Un sublime dédain du meurtrier canon,
Et qu’ils virent grandir, immensément leur taille,
Quand vint pour les bourreaux, le jour du talion !

Oh ! l’Histoire s’étonne en face de la gloire
De ces serfs qui n’avaient, pour vaincre les Français,
Qu’à marcher au combat, et qui, dans la victoire,
Étaient au même rang par leurs brillants hauts faits !

La Grèce eut Marathon ; — nous avons, nous,
La Ravine à Couleuvre et la Crête-à-Pierrot ! fières,
Et d’autres lieux, ô France, où tes aigles si fières,
S’inclinèrent devant notre illustre drapeau !…

Léonidas fut beau, sublime aux Thermopyles,
Que dire de Toussaint, du Grand serf de Bréda,
Aux Trois-Rivières ? — Oh ! les preux les plus habiles —

Du vainqueur du Wagram, virent, dans ce combat,
Qu’Haïti possédait, pour repousser la France,
Des guerriers dont les bras frappaient bien durement,
Et dont chaque regard, enflammé de vaillance,
Foudroyait de terreur l’ennemi succombant.

Ils virent que, malgré leurs lambis et leurs piques,
Ils avaient le courage et l’audace à la fois,
Et qu’en lavant les feux, dans ces luttes épiques,
Pour diriger leurs pas, ils avaient des Capois !

Le poète, toujours, devant tant de prodiges,
Ne peut que saluer, par des strophes d’airain,
Tous ces beaux demi-dieux, dont de profonds vertiges
Empêchent — d’admirer — longtemps — le front serein !…

Dans vos tombeaux sans nom, perdus dans la nature,
Souvent que dites-vous, lorsque vos fils ingrats
Foulent — indifférents, la riante verdure
Qui vous couvre, ô guerriers, respectés du trépas ?

Souvent que dites-vous, quand, poussés par la haine,
Oubliant ce passé plein d’éclatants exploits,
Nous répandons du sang dans les champs, dans la plaine,
Dans ces lieux immortels où périrent les blancs !

Dans le fond du tombeau, combien de fois, peut-être,
Avez-vous dû pleurer sur le sort d’Haïti,
De ce pays pour qui vous cherchiez le bien-être,
Et que ses propres fils égorgent sans merci !

Aussi combien de fois, avez-vous dû maudire,
Ces vils dénaturés, par l’intérêt conduits,
Qui renoncent au sol de leur premier sourire,
Et qui rêvent — hélas ! la perte du pays !

S’ils savaient, nos lutteurs, combien souffre notre âme,
Aïeux, qui sait ? pris de pitié pour vous,
Ils ne jetteraient pas le fer et la flamme,
Qu’ils agitent dans leurs mains comme de vrais fous.

Et qui sait ? si leurs cœurs, ô ma chère Patrie !
Voyant ton front pâli, par leurs combats sans fin,
Fléchis, ne sentiraient soudain la douce envie,
De fermer la blessure ouverte dans ton sein !

Ô guerriers qui dormez dans les bras de la Gloire !
Qui, jadis, vaillamment, avez chassé les blancs,
Aïeux, dont je bénis chaque jour la mémoire,
Daignez dans vos tombeaux conjurer nos tourments.

À vos chers descendants, chaque nuit, ô vieux pères,
Daignez parler de paix ; dites-leur que bientôt,
Nous devons tous fêter vos luttes séculaires,
Et que pour cela c’est l’Union qu’il nous faut.

Dites-leur que la Grèce a dressé dans la plaine
De Marathon, jadis, un monument serein,
Pour nous dire que là, ses enfants, par centaine,
Sont morts, en repoussant l’ennemi de son sein.

Et qu’ils doivent de même, à Charrier, à la Crête,
Enfin dans tous les lieux où le sang noir coula,
Dresser des monuments, pour que, demain, en fête,
Nos arrière-neveux saluent vos faits d’éclat !

Dites-leur que la France a toujours des statues
Pour ses fils qui, partout, illustrent son drapeau,
Et qu’ils doivent penser aux âmes disparues
Que la France acclama jadis dans Rochambeau !

Dites-leur que de Noir qu’partout on méprise,
Seul, sous notre ciel, peut porter — haut — le front,
Et que notre Pays doit avoir pour devise
LE TRAVAIL, qu’seul, rend grande une Nation.

JUSTIN LHÉRISSON

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