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Le changement de cap de « Viv Ansanm »

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Jimmy « Barbecue » Cherizier a filmé une vidéo avec six victimes d’enlèvement que Viv Ansanm a libérées des mains de chefs récalcitrants à Belair qui refusaient d’obéir aux ordres de libérer les otages.

(English)

Aux premières heures du 9 décembre, une bataille féroce et prolongée a éclaté à Belair, le quartier perché de Port-au-Prince qui a souvent été le théâtre de luttes politiques au cours des 40 dernières années, depuis la chute de Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier en 1986.

Il y a six ans, lorsque son groupe armé, sous le commandement de Kempès Sanon, un ravisseur condamné, a commencé à affronter le groupe armé de Bas Delmas, dirigé par Jimmy « Barbecue » Cherizier, Belair était toujours présenté par les groupes de « défense des droits humains », les médias et les politiciens soutenus par la bourgeoisie américaine et haïtienne comme la victime de l’agression de Cherizier.

Mais au fil des ans, il est devenu clair que les hommes de Sanon étaient souvent impliqués dans l’enlèvement d’Haïtiens, la détention d’otages et les attaques contre d’autres quartiers voisins comme Solino. Après la formation en septembre 2023 de l’alliance Viv Ansanm (Vivre Ensemble), regroupant des groupes armés de quartiers et appelant à une fin définitive des enlèvements et des agressions, le comportement de Kempès Sanon a semblé s’améliorer, et il a même fait des déclarations publiques conformes au programme révolutionnaire de Viv Ansanm. Cependant, en coulisses, ses anciennes habitudes ont progressivement refait surface.

Ce fut un événement majeur, un moment décisif, qui révèle des blessures collectives, des logiques de survie, et l’inconscient politique de la société haïtiennE

Finalement, le 9 décembre, les combattants de l’alliance Viv Ansanm ont attaqué le quartier de Belair contrôlé par Sanon, tuant trois de ses « généraux » – Dèdè, Vag et Don Roro – ainsi que sept de leurs hommes, après qu’ils aient refusé de libérer six otages – dont une fille de 12 ans, un garçon de 18 ans et leur mère – malgré l’ordre de le faire immédiatement.

Malgré des informations largement diffusées selon lesquelles il aurait été grièvement blessé, Sanon n’a pas été blessé, mais s’est enfui pour se réfugier dans le quartier de Delmas 6, contrôlé par Cherizier.

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Dans une vidéo devenue virale, filmée au lever du soleil le 9 décembre, Cherizier se tenait aux côtés des six otages libérés et expliquait avec émotion que Viv Ansanm avait dû agir contre ses propres soldats car « aujourd’hui, Viv Ansanm est engagé dans une lutte nationaliste… et ne veut pas voir de kidnappings, mais un groupe de généraux ne nous a pas écoutés lorsque nous leur avons dit de ne pas commettre d’enlèvements… Alors Viv Ansanm a pris la décision de mettre fin aux enlèvements. »

Les victimes ont raconté leur enlèvement, la rançon qu’elles avaient payée, les coups qu’elles avaient reçus, montrant même les marques sur leurs fesses. Elles ont remercié Viv Ansanm de les avoir libérées.

Viv Ansanm délibère actuellement sur le sort de Kempès, qui a été placé en détention et transporté à Croix des Bouquets, où il sera détenu jusqu’à ce qu’une décision soit prise concernant son avenir.

Il ne s’agissait pas d’un simple conflit entre acteurs armés ni d’une simple opération tactique. Ce fut un événement majeur, un moment décisif, qui révèle des blessures collectives, des codes symboliques, des logiques de survie, des fractures identitaires et l’inconscient politique de la société haïtienne. C’est un miroir tendu à la République – un miroir dans lequel l’État haïtien refuse de se regarder, car cela l’obligerait à admettre sa propre inexistence.

Pour comprendre ce moment, nous devons aller plus loin – au-delà des armes, au-delà des factions, au-delà des gros titres.

I. La crise interne au sein de Viv Ansanm

Depuis des mois, la tension montait. Kempès Sanon ne menait pas d’« opérations » ; il enlevait des civils au sein même de son propre environnement. Pas des élites fortunées. Pas des ennemis politiques. Pas des cibles de l’oligarchie.

Il s’en prenait à des personnes de la même classe socio-économique que Viv Ansanm, à des habitants des territoires voisins contrôlés par d’autres branches de la fédération, désormais devenue un parti. Il a été averti. On lui a parlé. On l’a mis en garde à plusieurs reprises.

« Ce que tu fais n’est pas bien. Libère ces gens. Nous ne sommes pas là pour ça. Nous pouvons lutter contre tout le système, mais nous ne pouvons pas nous dévorer les uns les autres. »

C’est le code moral secret de la classe populaire haïtienne. Il n’est pas inscrit dans la loi. Il est inscrit dans la souffrance.

Kempès a violé cette loi non écrite. Psychologiquement, il est devenu une menace pour l’identité du groupe, et pas seulement pour sa sécurité. C’est pourquoi il a été neutralisé. Ce n’était pas politique, c’était existentiel.

Il a refusé d’arrêter. Il n’agissait pas comme un acteur politique, mais comme un agent de violence indépendant, nourrissant ses propres appétits au détriment de l’équilibre collectif. Ce n’était pas de l’idéologie, c’était de l’entropie.

Dans une structure comme Viv Ansanm, où l’ordre est fragile et la légitimité constamment négociée, ses actions n’étaient pas seulement immorales ; elles étaient stratégiquement suicidaires.

On ne peut pas prétendre combattre le système quand la violence commence à dévorer son propre peuple.

Ce qui s’est passé n’était pas une simple « discipline ». C’était un traumatisme qui tentait de se réguler. Car lorsque les institutions s’effondrent, le fardeau psychique de l’ordre se transfère aux groupes qui survivent.

La neutralisation de Kempès Sanon révèle donc une loi psychologique profonde : lorsque l’État fait défaut, l’inconscient collectif génère son propre système immunitaire.

Ces groupes deviennent les anticorps d’une nation blessée. Non par vertu, mais par nécessité.

II. La nuit où le système a décidé de se réparer lui-même

Le 9 décembre, plusieurs branches de Viv Ansanm ont coordonné une intervention dans les zones de Belair sous le contrôle de Kempès Sanon. L’objectif n’était pas de l’éliminer, mais de libérer les civils enlevés et d’arrêter l’hémorragie interne.

Ici, l’État haïtien révèle sa propre disparition.

La Police nationale d’Haïti (PNH), censée assurer la protection de l’intégrité territoriale, n’a jamais été capable de mener une opération coordonnée, multilatérale et simultanée dans des zones hostiles contrôlées par un réseau armé décentralisé.

Kempès Sanon : « Il représente la forme brute, non structurée et non transformée de la souffrance sociale d’Haïti. »

Pourtant, une fédération opérant sans État fonctionnel y est parvenue. Non par vertu. Non par légitimité. Mais parce que le pouvoir déteste le chaos qui menace sa propre reproduction. Et Kempès était devenu le chaos incarné.

Sur le plan psychosocial, Kempès incarne quelque chose de fondamental : l’instinct de survie débridé. Il est la forme brute, non structurée et non filtrée de la souffrance sociale d’Haïti – une violence ni politique, ni stratégique, ni idéologique, mais purement réactive.

Il est l’ombre de Viv Ansanm, la partie du groupe agissant par manque, par paranoïa et par rage, sans se soucier des conséquences collectives.

Tout système a son ombre. Mais voici ce qui importe : lorsqu’un système détruit sa propre ombre, il devient plus cohérent que l’État haïtien. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

III. La fuite vers le territoire de Jimmy Chérizier

Face à l’offensive interne, Kempès a cherché refuge dans le quartier de Jimmy Chérizier (Delmas 6). Ce n’est pas un détail. C’est une vérité structurelle : Jimmy est le président de Viv Ansanm. Se réfugier auprès de lui n’était pas seulement stratégique, c’était aussi psychologique.

Jimmy incarne l’autorité, l’arbitrage, la figure paternelle symbolique d’un système fragmenté, le seul ego central au sein d’un inconscient collectif décentralisé.

Qu’on l’apprécie ou non politiquement, psychosocialement, il occupe le rôle abandonné par l’État haïtien, à savoir décider de ce qui est acceptable et de ce qui viole l’ordre de survie collective.

Kempès a reconnu cette autorité en se réfugiant sur le territoire de Chérizier. Le sort de Sanon était désormais entre les mains de Jimmy.

Et Jimmy a fait exactement ce qu’un État délégitimé n’a pas réussi à faire depuis des décennies : il n’a pas protégé Kempès. Il n’a pas justifié les enlèvements. Il ne l’a pas protégé au nom de la loyauté clanique. Il a désarmé Kempès, désarmé ses hommes, neutralisé la menace et rétabli la cohérence interne.

Il ne s’agit pas d’une approbation morale, mais d’une analyse. C’est ce que l’État aurait dû faire. Ce que la police est incapable de faire. Ce que le gouvernement de transition ne comprend même pas.

Viv Ansanm fonctionne comme un super-organisme : un ego collectif qui s’autorégule. Lorsqu’une partie devient cancéreuse – s’attaquant à ses propres cellules – le corps l’élimine.

Les institutions officielles ne peuvent plus le faire, car elles ont perdu leur autorité, leur confiance, leur légitimité, leur capacité de coercition et leur cohérence morale.

D’où cette réalité : un système parallèle assure désormais les fonctions psychologiques que l’État a abandonnées.

L’élite haïtienne et les acteurs internationaux paniquent face à cette situation. Ils voient un « gang » mais refusent de voir une psychologie politique émergente. Et cela les terrifie plus que les armes.

IV. La leçon : l’État haïtien n’existe que par son absence

Soyons honnêtes avec la classe intellectuelle haïtienne : ce qui s’est passé n’est pas un « incident de gang ». C’est une étude de cas sur l’effondrement de l’État.

Deux types de pouvoir peuvent neutraliser un acteur armé :

  1. Un État légitime, compétent et souverain.
  2. Un système parallèle doté d’un ordre interne supérieur.

Haïti ne possède que le second. Le premier est mort il y a longtemps.

Pour réparer la violence, nous devons reconstruire les liens, restaurer le sens, la dignité, la confiance et la structure. Cela exige de construire et de renforcer une idéologie directrice

L’État a disparu. Les institutions sont mortes. Les lois sont devenues lettre morte. La Constitution, un simple mythe. L’autorité, un vide.

Le peuple haïtien a été abandonné par un État qui se comporte comme un père qui a quitté le foyer, un patriarche qui n’est jamais revenu, une figure symbolique qui n’a jamais rempli son rôle.

Dans la psychologie des nations, lorsque le père disparaît, les enfants créent leur propre hiérarchie de survie. C’est cela Viv Ansanm. Ni un héros moral. Ni un sauveur politique. Ni une rébellion romantique. Mais une hiérarchie de survie née de l’absence.

Dans cette hiérarchie, Kempès est devenu l’enfant qui a violé le code familial. Les frères l’ont corrigé. La figure paternelle a rendu son jugement. Telle est la psychologie brute de l’effondrement structurel.

La « République » s’est effondrée au point que l’autorégulation des acteurs armés est devenue le seul mécanisme fonctionnel de sécurité collective. Ce n’est ni romantique, ni souhaitable, ni durable. Mais c’est la réalité. Et Haïti ne guérira pas tant qu’elle refusera de reconnaître cette vérité.

V. Pourquoi cela est important pour l’avenir

La neutralisation de Kempès Sanon prouve une chose essentielle : Viv Ansanm n’est pas un bloc monolithique de désordre. C’est un écosystème politique avec ses propres lois. Ses corrections internes ne prouvent pas qu’il est vertueux. Elles prouvent qu’il est structuré.

La structure est le début de l’identité politique. L’identité politique est le début de la légitimité. La légitimité est le début du pouvoir.

C’est pourquoi l’État haïtien craint tant Viv Ansanm, car il fait ce que l’État ne peut pas faire et ce que l’État refuse d’apprendre à faire.

VI. Conclusion

Il y a une règle que j’ai répétée, écrite et démontrée dans de nombreux textes :

Lorsque l’État s’effondre, le pouvoir réapparaît partout où il y a structure, cohérence et capacité. Le vide n’est jamais vide : il se réorganise.

Pour reconstruire Haïti, nous devons comprendre les racines de la violence sociale, et non pas la moraliser.

Ce qui s’est passé le 9 décembre confirme ma thèse : la violence en Haïti ne vient pas de « mauvaises personnes ». Elle vient de l’abandon structurel, de la fragmentation psychique, de la perte d’autorité symbolique, de l’effondrement des liens collectifs, des instincts de survie déformés, du vide laissé par un État défaillant.

Pour réparer la violence, nous devons reconstruire les liens, restaurer le sens, restaurer la dignité, restaurer la confiance, restaurer la structure. Et cela exige de construire et de renforcer une idéologie directrice.

Haïti ne se reconstruira pas tant qu’elle n’aura pas affronté l’architecture psychosociale de son chaos.

Ce qui est arrivé à Kempès Sanon n’est pas le triomphe du bien sur le mal. C’est le triomphe de la structure sur l’entropie. Car la première loi de la survie politique est simple : un système qui ne se corrige pas meurt.

Viv Ansanm s’est corrigé le 9 décembre. L’État haïtien ne s’est pas corrigé depuis 30 ans.

Haïti ne manque pas d’ordre, elle manque d’État. La violence n’engendre pas le désordre ; le désordre nourrit la violence. Et tant que nous n’aurons pas reconstruit nos liens sociaux et notre tissu social, et développé de manière constructive une ligne politique claire, notre instinct de survie régira la nation.

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