Ce livre que je vous présente cette semaine a été présenté, pour la première fois au grand public, au Salon du livre haïtien à Paris les 2 et 3 décembre 2023, soit quelques jours avant la disparition de son auteur, le professeur Gérard Aubourg décédé à Paris en janvier 2024. Malade et affaibli, il avait fait un effort surhumain pour venir assister, pendant quelques heures, à la Mairie du 17e arrondissement de Paris, au lancement de son dernier ouvrage. C’est avec l’énergie du désespoir qu’il s’appliquait à dédicacer mon exemplaire, dans lequel, aujourd’hui encore, je n’arrive toujours pas à déchiffrer ce qu’il avait écrit. C’est dire combien j’étais touché par ce geste d’amitié et de fraternité de cet homme fascinant dont l’érudit captivait l’attention de plus d’un.
Choqué par cette perte, pour moi inestimable sur le plan intellectuel, j’avoue, qu’il m’était difficile de revenir sur les écrits du professeur Aubourg, notamment sur cet exceptionnel ouvrage légué à la postérité pour son importance historique. Gérard Aubourg, né à Port-au-Prince et ayant grandi en Haïti, y puise une connaissance intime du pays et de son histoire. Son ouvrage, Enfin André Breton vint en Haïti et la liberté se mit debout : le surréalisme face au fascisme s’ouvre sur une partie introductive dédiée aux poètes surréalistes, ces « poètes debout, poètes casqués », qui, pendant les deux guerres mondiales, ont mis leur art au service de la résistance contre l’oppression et le fascisme. Gérard Aubourg rappelle ainsi le rôle central de la poésie et de la liberté dans la pensée d’André Breton, figure majeure du surréalisme, et son engagement physique et intellectuel contre les régimes totalitaires. L’ouvrage est consacré au séjour d’André Breton à Port-au-Prince, du 4 septembre 1945 au 16 février 1946. Il faut dire que le séjour d’André Breton en Haïti coïncide avec une effervescence poétique et politique sans précédent.
Une période de forte tension politique sous la présidence d’Élie Lescot dont le régime autoritaire est perçu comme un avatar du fascisme. Le Père du surréalisme, André Breton, par ses conférences et ses prises de parole, notamment au Club Savoy à Port-au-Prince le 5 décembre 1945, devient un catalyseur pour la jeunesse haïtienne. Son discours, publié dans le journal La Ruche, est un appel vibrant à la liberté et à la dignité. Il est accueilli comme un manifeste par une jeunesse en quête d’émancipation. Fondé, justement, par des jeunes intellectuels en colère, ce journal rassemble une génération de poètes et d’étudiants comme René Depestre, Jacques Stephen Alexis, Gérald Bloncourt, Théodore Baker, Roger Gaillard qui voient dans le surréalisme une arme de libération contre l’oppression coloniale et le régime autoritaire d’Élie Lescot. La Ruche fut l’étendard de cette révolution.
Le numéro spécial de La Ruche du 1er janvier 1946, dédié à André Breton et à l’antifascisme international, est un appel direct à l’insurrection. Il reproduit en première page le discours de Breton et lance des slogans comme : « À bas tous les Francos ! Vive la démocratie en marche ! Vive la jeunesse ! ». La saisie du journal et l’arrestation de ses rédacteurs dont René Depestre et Jacques Stephen Alexis déclenchent ce qu’on appelle les Cinq Glorieuses (7-11 janvier 1946), une insurrection populaire qui aboutira à la chute du Président Lescot en janvier 1946. André Breton lui-même et Pierre Mabille, alors Directeur de l’Institut Français d’Haïti, organisateur de sa venue, sont finalement expulsés en février 1946, accusés d’avoir attisé la révolte. Enfin André Breton vint en Haïti et la liberté se mit debout : le surréalisme face au fascisme est un ouvrage qui met en lumière l’impact profond et durable du surréalisme sur la jeunesse haïtienne et son rôle dans la lutte pour la liberté et la dignité face à l’oppression.
Gérard Aubourg y dessine une fresque où poésie, politique et histoire s’entremêlent, montrant comment une idée, portée par un homme comme André Breton venu de l’ancienne Europe certes, mais de la France des Lumières, peut devenir le ferment d’une révolution dans les Caraïbes. La dernière partie de l’ouvrage se concentre sur l’influence durable du surréalisme en Haïti, notamment à travers une poignée de jeunes poètes et intellectuels haïtiens qui, dans les années 1950 et 1960, puisent dans l’héritage surréaliste la force de résister à l’autoritarisme et à la dictature. Des groupes comme le Cénacle Hounguenikon en 1961 et le mouvement Caraco bleu en 1963 perpétuent l’esprit surréaliste et contestataire. Ces poètes, souvent persécutés, utilisent la poésie comme une arme contre « Le fascisme mystique du Dr François Duvalier », le titre d’un précédent ouvrage de l’auteur et puisant dans l’héritage de Breton et de la révolution de 1946.
Leur résistance, bien que moins connue, est un témoignage de la persistance de l’idéal surréaliste en Haïti, même dans les périodes les plus sombres. Gérard Aubourg montre comment ces jeunes, inspirés par Breton, ont su transformer la révolte poétique en engagement politique, s’opposant ainsi à la dictature et à l’oppression mystique qui s’installa en Haïti. Naturellement, certains qui n’ont pas bien compris les travaux du professeur Aubourg soulignent que le livre accorde trop d’espace à des rappels historiques bien connus sur le surréalisme en France, au détriment d’une analyse plus approfondie des poètes haïtiens et du « fascisme mystique » de Duvalier. Il est également reproché à Gérard Aubourg de s’appuyer sur des poèmes de résistance écrits par des auteurs ayant rompu avec le surréalisme avant la Seconde Guerre mondiale.
Ce qui, selon eux, peut brouiller la lecture historique. En réalité, en lisant attentivement ce formidable récit quasi-historique de l’auteur, l’on s’aperçoit qu’il n’en est rien. L’auteur voulait au contraire montrer comment le surréalisme, porté par André Breton, a poussé toute une génération de poètes haïtiens à se dresser contre l’oppression, d’abord en 1946 contre Lescot, puis dans les années 1960 contre les Duvalier. La poésie, dans ce contexte, n’est pas un simple art, mais une arme de résistance et de libération, un héritage que les jeunes Haïtiens ont su faire vivre malgré la répression. Ce livre, paru un mois seulement avant la disparition de Gérard Aubourg, demeura un témoignage précieux de l’engagement intellectuel et de la puissance transformatrice de l’art et de la poésie dans les luttes de libération des peuples du monde.
Gérard Aubourg, « Enfin André Breton vint en Haïti et la liberté se mit debout : le surréalisme face au fascisme » Éditions CIDIHCA, Montréal et Paris, 2023
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