FLASHBACK – OCTOBRE 1956 : LUMANE CASIMIR, LA VOIX D’HAÏTI, LE SILENCE DE L’HISTOIRE
UNE COLLECTE NATIONALE : LA RADIO COMME CONSCIENCE
Le 8 octobre 1956, Antoine Hérard lance un appel radiophonique national : « Haïti ne peut laisser mourir Lumane Casimir. »
L’émission déclenche une onde de solidarité. En quelques heures, des centaines de dons affluent.
Le Haiti Sun rapporte :
« À 7 h du soir, 305 dollars avaient été déposés dans le “Lumane Casimir Fund”, envoyés par des hommes, des femmes et des enfants, parfois avec des larmes dans les yeux. »
PORT-AU-PRINCE — octobre 1956. Elle avait fait vibrer les foules du Bicentenaire de 1949 ; sept ans plus tard, on la retrouve à moitié paralysée, oubliée de tous. Lumane Casimir, la fille du peuple, symbole de la chanson authentiquement haïtienne, réapparaît à la une du Haiti Sun grâce à un appel d’Antoine Hérard, directeur de Radio Port-au-Prince. La nation apprend alors que celle qu’on croyait morte vit, mais dans la misère la plus noire. Hérard, bouleversé, décrit « le squelette vivant d’une gloire nationale », alitée dans un logis misérable, atteinte d’une ankylosie osseuse et rongée par la douleur.
Découverte par Robert Baussan, soutenue par Jean Brierre et F. Morisseau-Leroy, Lumane Casimir devint, à 25 ans, l’âme du Troupe Folklorique Nationale créée pour les festivités du Bicentenaire de Port-au-Prince en 1949. Sa voix, à la fois rauque et tendre, incarnait la dignité du peuple haïtien sortant de l’occupation américaine. Ses chants — Carolina Acao, M’ fait mal oh !, Nèg ti moun yo kontan — vibraient comme des poèmes populaires. Elle chantait la misère, la joie, la résistance, les doigts crispés sur sa guitare, souvent pieds nus, la tête drapée d’un foulard blanc.
Le 8 octobre 1956, Antoine Hérard lance un appel radiophonique national : « Haïti ne peut laisser mourir Lumane Casimir. » L’émission déclenche une onde de solidarité. En quelques heures, des centaines de dons affluent. Le Haiti Sun rapporte : « À 7 h du soir, 305 dollars avaient été déposés dans le “Lumane Casimir Fund”, envoyés par des hommes, des femmes et des enfants, parfois avec des larmes dans les yeux. » Les contributions s’étendent à la sphère politique : Sénateur Louis Dejoie : 25 USD ; Dr François Duvalier : 35 USD ; Clement Jumelle, ex-ministre des Finances : 30 USD ; Eugène Roy et plusieurs notables ajoutent d’autres montants modestes. Ces dons, modestes en valeur monétaire, revêtaient une immense portée symbolique : ils liaient la compassion du peuple à la reconnaissance publique des élites.
L’artiste comique Théodore Beaubrun (Languichatte) annonce un spectacle-hommage au Théâtre de Verdure, tandis que le poète-ambassadeur Jean Brierre prépare, avec Radio Port-au-Prince, une soirée artistique et littéraire au bénéfice de Lumane. Dans les studios, Hérard rediffuse ses enregistrements : Carolina Acao, M’ fait mal oh !, ces voix du peuple qu’on croyait perdues. Le public écoute en silence, conscient qu’une partie de l’âme nationale se meurt.
Grâce aux fonds récoltés, Lumane Casimir reçoit un traitement prescrit par le Dr Jean Metellus et est admise à l’hôpital Schweitzer de Deschapelles. Mais la presse note qu’elle est déjà « clouée à son lit de douleur ». Elle meurt vraisemblablement en 1955, selon plusieurs sources postérieures, bien que le Haiti Sun de 1956 évoque encore son hospitalisation et l’organisation des concerts de soutien. Sa mort demeure entourée d’incertitude, perdue dans l’épaisseur du temps et du silence administratif.
Lumane Casimir incarna cette contradiction haïtienne : l’amour passionné pour la voix populaire et l’oubli brutal de ses artistes. Les dons de Dejoie, Duvalier et Jumelle, modestes mais publics, n’étaient pas seulement charitables : ils participaient déjà à la mise en scène d’un pouvoir naissant. Quelques mois plus tard, en 1957, François Duvalier accédait à la présidence. Son régime fit de la « culture authentique » un pilier idéologique ; la voix de Lumane, morte sans descendance, fut invoquée comme un écho du peuple noir enfin reconnu.
Source principale : Haiti Sun, 20 octobre 1956, p. 1 et 16-20.
Montants rapportés : Dejoie $25 ; Duvalier $10 ; Jumelle $5 ; total national collecté : $305 USD.
Taux de change 1956 : 1 USD ≈ 5 gourdes (approximation).
Date probable du décès : en février 1957 (à confirmer par les archives de l’Hôpital Schweitzer).
Références croisées : F. Morisseau-Leroy, Chroniques d’un théâtre créole, Port-au-Prince ; Jean Brierre, Anthologie nationale, 1958.
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