Par MATHÉ Vladimir Estefano
Le 28 juillet 1915 marque une blessure encore vive dans la mémoire collective haïtienne. Ce jour-là débutait l’occupation américaine d’Haïti, qui allait durer près de vingt ans. Ce n’est pas seulement notre territoire qui a été envahi : c’est aussi notre souveraineté, notre dignité, et notre capacité à nous gouverner nous-mêmes qui ont été bafouées. L’anecdote est tristement célèbre : Franklin D. Roosevelt, alors secrétaire à la Marine des États-Unis, n’a-t-il pas affirmé avoir lui-même rédigé notre Constitution ?
Depuis lors, Haïti n’a jamais véritablement écrit sa propre Constitution. Toutes nos chartes fondamentales ont été influencées — parfois dictées — par des modèles étrangers ou des intérêts extérieurs. Et les conséquences sont devant nous : une instabilité chronique, des institutions faibles, et une fracture sociale de plus en plus béante.
Et si, enfin, nous écrivions notre Constitution ?
Cent dix ans après cette date noire, une question s’impose avec urgence et gravité : et si, enfin, nous écrivions une Constitution véritablement haïtienne ? Une Constitution conçue par nous, pour nous et non calquée sur des modèles importés, déconnectés de nos réalités, de notre histoire, de nos pratiques, de nos contradictions mêmes.
Aristote, dans Les Politiques, nous avertissait déjà :
« Il est impossible d’imaginer le meilleur type de gouvernement indépendamment du contexte. Il faut notamment adapter la constitution au degré de vertu des citoyens. »
Nos Constitutions successives, dont certaines reprennent mécaniquement le modèle français avec des modifications parfois incohérentes, n’ont que trop rarement tenu compte de nos mœurs, de nos traditions, de notre manière d’exercer le pouvoir, ni de la manière dont nous y résistons.
Une Constitution qui ignore la réalité est une Constitution mort-née
Rien ne changera si l’on continue à bâtir des institutions sur du sable. Notre réalité est marquée par l’hostilité à la justice, la normalisation de l’impunité et une culture du pouvoir accaparé par une minorité, au détriment de la majorité. Les rapports de force dans notre société sont profondément déséquilibrés, et nos institutions, judiciaires comme sécuritaires, se révèlent souvent complices, ou tout au moins passives, face à cette dynamique destructrice.
L’oligarchie, les monopoles, les inégalités extrêmes ne sont pas des anomalies : ce sont des constantes de notre histoire. On ne les contournera pas par des textes bien rédigés mais creux. Une vraie Constitution doit les affronter de face.
L’impunité, ce mal qui gangrène tout
Si nous voulons restaurer un minimum d’équilibre et tendre vers une harmonie sociale, nous devons reconnaître l’impunité comme l’ennemi principal à abattre. C’est une condition sine qua non pour établir une justice crédible, respectée, et réellement indépendante. Les philosophes de l’Antiquité nous rappellent cette vérité simple mais exigeante : la paix sociale ne naît pas du silence des armes, mais de la justice rendue à chacun.
Montesquieu le résumait ainsi :
« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »
Voilà le cœur de tout projet constitutionnel sérieux.
Conclusion : une Constitution haïtienne, enfin ?
Écrire une vraie Constitution haïtienne, ce n’est pas un simple exercice juridique. C’est un acte de souveraineté. Un projet de civilisation. Une décision politique, éthique, culturelle. C’est le choix de sortir enfin de l’ombre des puissances étrangères et des élites accrochées à leurs privilèges, pour bâtir ensemble un pacte social juste, équilibré, et véritablement démocratique.
Le moment est venu.
Vive la République. Vive une Constitution réellement haïtienne.