Petit essai de prospective dialectique matérialiste
« Seulement nos corps
seulement nos os
qui nous collent sur la peau »
Keb
Dans son ouvrage La pensée métisse (2012), Serge Gruzinski souligne les difficultés à penser le mélange des genres dans le domaine des sciences sociales, surtout lorsqu’il s’agit du mélange des corps et des cultures. En raison de la complexité de l’univers social et historique, les processus sociaux restent souvent «des processus imparfaitement compris ». Et pour cause, nous dit l’auteur, notre compréhension (…) « se heurte à des habitudes intellectuelles qui portent à préférer les ensembles monolithiques aux espaces intermédiaires. Il est plus facile en effet d’identifier des blocs solides que des interstices sans nom. On préfère considérer que «tout ce qui paraît ambigu ne l’est qu’en apparence et que l’ambiguïté n’existe pas»[1]. En effet, tout a l’air tellement plus simple de cette manière. Même les loquaces revendicateurs de pensée complexe, alors qu’il conviendrait d’assumer le grotesque, ont le vent en pourpre pour la simplicité. Ne pourrait-on pas dire de même de la situation haïtienne actuelle ?
Un huitième (1/8) de la population est constitué de déplacé.es forcé.es. Des gens, hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux qui ont été contraints à abandonner leur lieu d’ancrage, bon an mal an, condamnés à la vie nue, après avoir tout perdu. Plus de huit cent mille seulement dans la région métropolitaine de Port-au-Prince, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Des pans entiers ont été dévitalisés au fur et à mesure tandis que d’autres se trouvent sur la menace. Comme dirait Dinah Washington, dans une chanson célèbre de 1959 what a difference a day makes ? La question vaut son pesant d’or. Surtout à l’approche du nouvel an 2025. Pour nous autres qui vivons ici, tantôt au centre tantôt dans les limbes du monde, quelle différence un jour peut-il faire ?
Dans une lettre à Joseph Bloch, en date du 21 novembre 1890, Friedrich Engels écrit :
« D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. (…) La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). »
Le propos sonne tellement limpide : La situation économique est la base. Et le facteur déterminant dans l’histoire des sociétés, en dernière instance, est la production et la reproduction de la vie réelle. Engels nous dit qu’en toute situation, il faut considérer les ressorts économiques, les tenants et les aboutissants de la vie réelle. Autrement dit, en toute intelligence, il faut toujours se poser la question de l’économie de la situation. Quelle est l’économie de la situation ? Qui gagne dans la tragédie que nous vivons actuellement ? C’est cela que certains esprits courbes ont vite fait de baptiser la surdétermination du facteur économique.
Alors que je produisais ces réflexions, que je tentais de mettre un peu d’ordre dans mes idées et faisant l’effort d’analyser froidement la nouvelle année qui s’en vient, je suis tombé sur un texte du professeur Sauveur Pierre Etienne, publié sur le site d’Alterpresse[2], et une petite note de l’économiste Thomas Lalime, postée sur sa page Facebook. Ces lectures ont renforcé ma conviction selon laquelle il fallait poser adéquatement la question du lendemain, de notre lendemain, à partir d’une perspective matérialiste.
Et pour cause, dans un bulletin daté de cette fin de décembre, l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI) d’Haïti a annoncé une contraction du PIB de -4,2 % pour l’année 2024[3]. Entre be cool, 2 zéro et krazos, l’information est passée comme une lettre à la poste. Comme un clic. On ne pouvait pas faire mieux !!! Reprenons ici un extrait de la note de Thomas et invitons à consulter l’article du professeur Etienne. Thomas écrit :
« L’économie haïtienne a affiché en 2024 sa sixième année consécutive de contraction. Le Produit Intérieur Brut (PIB), en valeur constante, est estimé à 568,0 Milliards de gourdes pour l’exercice fiscal 2023-2024, contre 592,7 Milliards pour l’exercice fiscal antérieur, soit un repli de – 4,2%. Cet abaissement constitue le plus fort déclin de l’économie, jamais enregistré, depuis la chute de 5,7% du PIB en 2009-2010, consécutive au séisme dévastateur du 12 janvier de la même année. »
Apposer une sixième année consécutive de contraction économique, est-ce ce que cela signifie objectivement pour notre pays et ses habitant.es ? Quelles en sont les conséquences, les impacts et les incidences sur nos vies demain ? S’il s’agissait d’une simple entreprise commerciale, ses dirigeants auraient probablement déjà déposé le bilan pour incompétence, gabegie, gestion criminelle ou corruption. Qu’à cela importe !!!
Nous sommes encore en 2024, le dernier jour de l’année. Nous entamons la dernière ligne droite d’une année terrible, horrible pour reprendre le professeur Etienne. On aurait même envie de dire vivement qu’elle s’en aille. Depuis un peu plus d’une décennie, avec le retour de la terreur et du désespoir, comme modalité de gestion politique, toutes les années se suivent et se ressemblent. Voire, chaque nouvelle année amène son lot d’abjections et d’engouement dans la dynamique du pire.
Depuis 2011, nous traversons une époque terrible d’involution sociale et idéologique. C’est la revanche des catégories réactionnaires, néo-duvaliéristes sur 1986, sur l’aspiration démocratique du peuple haïtien. Ce que l’on croyait impossible se dévoile, réel, sous nos yeux. Aletheia. Et la vie du plus grand nombre, de la majorité, hommes et femmes, jeunes et vieux, travailleuses et travailleurs du quotidien, continue de se défaire à vue d’œil. Nu !!!
A nos corps défendant, nous sommes embarqués dans une spirale où justement tout change pour que rien ne change. Comme disait l’artiste : « seulement nos corps, seulement nos os qui nous collent à la peau ». L’État en Haïti continue de servir de paravent pour que des élites déconnectées extraient des rentes d’une population toujours plus appauvrie. Le capitalisme rentier s’affirme comme modèle par excellence du parasitisme, de l’argent facile et des relations sociales. Et ce capitalisme, loin d’avoir triomphé en tant que système historique, est arrivé actuellement à un cul-de-sac avec des dilemmes dont il ne peut plus sortir. C’est la question du changement de système à laquelle est venue s’agripper une dynamique de la nouvelle rente criminelle. Alors, que nous est-il permis d’espérer ?
Certes, nous savons que demain ne meurt jamais (tomorrow never dies). C’est un principe de sagesse antique ainsi que de philosophie populaire. Qu’importe la férocité des difficultés d’aujourd’hui, qu’importe l’ampleur de l’adversité, il y aura toujours un lendemain. Et le soleil se lèvera toujours à l’est pour tout le monde. C’est la mécanique du monde. Toutefois, la question majeure, fondamentale et fondatrice, reste celle de la matière qui confectionnera le lendemain. De quoi notre demain sera-t-il fait ?
Si les jours se suivent et se ressemblent, si demain est en tout point semblable, s’il ressemble à l’identique, comme deux gouttes d’eau, à hier et aujourd’hui, a-t-on vraiment besoin de parler du lendemain ? Les mots sont les mots. Quel est le sens des catégories distinctives du temps s’il n’y a plus aucune différence dans l’écume des jours ? Et quel sens prend pour nous la cohue du temps qui passe quand chaque jour, hier, aujourd’hui et demain, a gout d’apocalypse?
Et comme on en discutait, il y a quelques temps, avec le professeur Hérold Jean Pois, nous constatons des signes concrets attestant que nous vivons un temps d’involution culturelle (le professeur Hancy Pierre a parlé quelque part d’une révolution conservatrice). Les révolutions culturelles qui accompagnent les révolutions sociales et économiques ne sont pas une nouveauté dans l’histoire. Dans le Manifeste du Parti Communiste (1847), Engels et Marx écrivaient à propos des transformations induites par la révolution bourgeoise:
« Partout où la bourgeoisie a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations (…) idylliques. […] elle les a brisées sans pitié, pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, que le dur argent comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit bourgeois dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. […] La Bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent»
Après le triomphe de la longue marche en Chine, dans les années 1960, Mao a lancé la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » visant à subvertir, dans le cadre de la Révolution chinoise, les valeurs individualistes et les tendances contre-révolutionnaires parmi les membres du Parti communiste, de l’Armée populaire et des officiers de l’État. Une grande tentative a été faite pour éliminer les « attitudes capitalistes » qui existaient encore dans la population. La consolidation de toute révolution économique, sociale et politique, passe par la révolution culturelle. C’est exactement cela que nous sommes en train de vivre actuellement en Haïti.
La figure ci-après, extraite d’un rapport de 2010[4], montre la courbe de désengagement de l’Etat haïtien de 1996 à 2008 dans les principaux secteurs sociaux. De 1996 à nos jours, l’Etat en Haïti n’a fait que se désengager de manière systématique et continue dans les secteurs sociaux clefs. Le pire dans cette figure, c’est qu’elle reflète une période de relative calme social et politique. Et si on prenait le temps de prolonger cette courbe ? Que trouverait-on ?
Évolution en matière de gouvernance (de 1996 à 2008
Source: Banque Mondiale, 2009 citée par Rand Corporation
Le problème que confronte la société haïtienne aujourd’hui, loin d’être un problème de sécurité est un celui du schéma social, celui d’un modèle hégémonique épuisé. A tous les niveaux, le capitalisme néolibéral est en train de triompher chez nous. Avec son lot de misères, de calamités, de privations et de défaillances. L’artiste Kébert Bastien (Keb) dans sa chanson L’inégalité, un des titres figurant sur son album Merde (2014), a attiré l’attention sur la traduction matérielle des impacts du phénomène.
« L’accroissement de l’inégalité
Transformation de l’homme en marchandise
Diminution du pouvoir de l’Etat
L’augmentation de notre misère …
Nous en avons assez…
Et c’est l’heure de rejeter
La politique néolibérale
Dans notre corps »
Comme le souligne Solimano (2018)[5] à propos du Chili :
« Le modèle économique de libre marché, mis en œuvre à partir du milieu des années 1970, n’était pas seulement un programme économique de déréglementation du marché, de privatisation, de stabilisation macroéconomique et d’ouverture à l’économie mondiale. Il s’agissait également d’une tentative d’introduire un nouvel ensemble de valeurs et de changer ainsi la culture de la société chilienne pour la rendre fonctionnelle au nouveau modèle de société qui était imposé.[6] »
Avec l’idéalisation du marché libre, s’est développée la promotion d’une éthique individualiste et la légitimation de la motivation du profit, qui s’est étendue à tout un éventail d’activités dont la sécurité et la gestion des territoires. De nouveau, c’est Friedrich Engels qui nous rappelle :
« Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. Entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions politiques, etc., voire même la tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien que non décisif.[7] »
Alors, au regard des conditions socioéconomiques actuelles, quelle prospective est possible ? Quelle prospective autre que magique serait capable, dans une telle situation, d’assurer de meilleures conditions de vie pour les générations futures ? La prospective consiste à construire le présent en fonction de l’avenir. Sa méthodologie spécifique a pour objet de permettre 1) d’anticiper différentes situations que l’on pourrait rencontrer ; 2) d’aboutir à des résultats opérationnels dans le cadre d’une démarche de changement.
La prospective et le « développement durable » sont des concepts cousins. Il revient à garder l’avenir ouvert, à faire des choix au présent qui ne soit pas au détriment des générations futures. Une des finalités de la prospective vise à la réduction des vulnérabilités des populations les plus exposées. Au point où nous en sommes actuellement, un tel exercice fait-il sens pour nous ? Que pouvons-nous espérer adéquatement ?
Comme le faisait remarquer à juste titre une camarade militante, plutôt que de changer d’année, pour une fois, ne vaudrait-il pas mieux changer de système !!! Changer la dynamique des rapports sociaux, économiques et politiques. Les années changent, le temps s’envole et court, mais la dynamique des rapports restent en notre défaveur, et à la faveur de la petite minorité, des riches et des puissants.
Pour introduire une note optimiste à cette série d’interrogations qui sonne comme une liste de médicaments chez je vendais à crédit, mon ami Ronald m’a proposé d’ajouter la question « que faire pour que la nouvelle année qui arrive soit plus prometteuse‘’ ? Une question piège, comme si cela dépendait de nous. En même temps, m’écrivait-il : « j’ai la certitude que notre demain ne dépend pas de nous, n’en déplaise à Nicolas, auteur de Haïti la porte d’entrée du nouveau monde ». Là se trouve un autre nœud gordien, si notre demain ne dépend pas de nous, de qui dépendra-t-il ?
Le chroniqueur syndicaliste Jean Ortiz écrivait en 2015 : « Nous avons perdu (momentanément) la bataille des idées contre les « libéraux », mais il nous reste la parole contre la victoire (réversible) d’une classe sociale, la bourgeoisie ; elle voudrait nous imposer ses valeurs, ses représentations, sa sous-culture, son totalitarisme idéologique, son prêt-à-penser, son robinet d’eau tiède… ».
A mon humble avis, c’est à ce point que nous nous trouvons en ce moment. Nous avons intégré l’idée que notre demain ne dépend pas de nous, que ce qui compte, ce n’est pas ce que nous voulons faire ou ce que nous entendons faire. Nous avons besoin de continuer la bataille sur le terrain des idées. Nous avons besoin de rendre compte adéquatement de la situation concrète, de bien appréhender la complexité des phénomènes qui nous entourent, pour pouvoir transformer le monde.
Comme répétait souvent Martha Harnecker, à la suite de Lénine, analyse concrète de la situation concrète. Nous avons besoin de sortir de ce prêt à penser indigent fait d’insécurité, de territoires perdus (abandonnés), de banditisme, de désengagement des « pouvoirs publics », de changement constitutionnel, d’élections bidon etc…
Souhaitons que les trois cent soixante-cinq jours (365) de 2025 fournissent les éléments pour changer radicalement le monde dans le sens du bien commun et de l’intérêt général.
James Darbouze,
Philosophe, sociologue
Membre du GR-FPSPA
Port-au-Prince, 30 décembre 2024
[1] Serge Gruzinski, La pensée métisse, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2012.
[2] Sauveur Pierre Etienne, Haïti : Une année 2024 épouvantable, AlterPresse le 26 décembre 2024.
[3] https://lenouvelliste.com/article/252217/haiti-le-pib-a-encore-chute-en-2024-42
[4]KEITH CRANE, JAMES DOBBINS, LAUREL E. MILLER, CHARLES P. RIES, CHRISTOPHER S. CHIVVIS, MARLA C. HAIMS, MARCO OVERHAUS, HEATHER LEE SCHWARTZ, ELIZABETH WILKE, BÂTIR UN ÉTAT HAÏTIEN PLUS RÉSISTANT © Copyright 2010 RAND Corporation
[5] Andrés Solimano, Capitalismo a la chilena y la prosperidad de las élites, Traducido del inglés por Pedro Solimano A. Centro Internacional de Globalización y Desarrollo, Santiago, Chile: Catalonia, 2018
[6] Traduction libre : « El modelo económico de libre mercado, implementado a partir de mediados de los años 70, no fue solo un programa económico de desregulación del mercado, privatización, estabilización macroeconómica y apertura hacia la economía global. También fue un intento para introducir un nuevo conjunto de valores y así cambiar la cultura de la sociedad chilena para hacerla funcional al nuevo modelo de sociedad que se estaba imponiendo. La nueva utopía de los Chicago Boys y los militares, este último un estamento que históricamente estaba más cercano al nacionalismo y al desarrollo impulsado por el Estado que al libre mercado, estaba envuelta en una idealización del mercado, promovía una ética individualista y la legitimación del afán del lucro, que se empezaba a extender a una amplia gama de nuevas actividades como la educación, la salud, las pensiones y otras actividades. La nueva visión de un mercado universal y soberano venía acompañada por una actitud distante y hostil hacia el Estado como agente productor, regulador y redistribuidor de ingresos. » P. 65 §
[7] Friedrich Engels, Lettre à Joseph Bloch, Londres, le 21-22 septembre 1890. Publiée pour la première fois dans le Sozialistische Akademiker, 1895. Berlin, pp. 351-353.