Au flanc du morne Boukan, la case de Rozana était faite de bouts de bois fous, de vieux tôles tordus et d’un jardin planté de mystère. Tous les hommes du village passaient par là. Pas parce qu’ils avaient faim. Mais parce qu’ils avaient soif.
Et Rozana, elle, vendait le seul clairin que même les ancêtres jalousaient.
On disait qu’elle faisait fermenter ses cannes au clair de lune, qu’elle chantait des chansons vaudou autour de ses barils, et que chaque goutte de son kleren gardait un secret. Quand elle te versait un ti-gout, elle te regardait droit dans les yeux, comme si elle voulait savoir si ton cœur disait vrai.
— Fè atansyon, Ti-Milo, son kleren pa pou tout gòj — avait dit le vieux Similòm, avant de tomber amoureux d’elle et de boire jusqu’à oublier le nom de sa défunte épouse.
Rozana, elle, riait en versant.
— Kleren se pou lavi… men li konn fè ou sonje lanmò, si w pa konn bwè.
Elle portait toujours un foulard rouge, noué haut sur la tête, et marchait comme une chanson qui se fredonne toute seule. Dans son regard, on aurait pu lire les pages entières d’un roman jamais publié : un mari disparu en mer, deux fils partis en République Dominicaine, et des amants, oh oui, des amants qu’elle laissait dehors, sous le manguier, avec leur désir dans les poches.
Ce jour-là, pourtant, c’était elle qui attendait.
Pas un client.
Pas un voisin.
Mais un homme.
Un homme qui, jadis, lui avait promis une case en briques et un toit en tuiles. Il était parti à Nassau. Il avait écrit une fois. Une seule. Une lettre tachée de sel, où il disait qu’il reviendrait avant la saison des ignames.
Treize ans étaient passés. Les ignames avaient poussé, séché, pourri. Mais pas d’homme.
Ce soir-là, la lune était pleine, le clairin débordait, et Rozana chantait doucement.
— Woy… lè ou kite, ou pa t di ou t ap tounen ak solèy…
Soudain, des pas sur le sentier. Lents, hésitants. Un homme en chemise blanche, une barbe d’ombre sur le menton, une valise cabossée à la main.
— Rozana…
Elle se retourna. Elle ne cria pas. Elle ne pleura pas. Elle versa un ti-gout dans un gobelet en émail, le posa sur la table entre eux deux.
— Ou sonje ki jan pou bwè?
Il sourit, trembla un peu, porta le verre à ses lèvres.
Le clairin brûla, comme un pardon. Mais la chaleur qui se dégagea des muscles de l’homme avait une autre origine.
Cette nuit-là, le vieux lit en fer de Rozana craqua. Et Boukan dormit avec un sourire.
Elensky Fragelus
»Le cocorico des palmistes’