par Me. Claudy Briend Auguste (cba)
Faut-il encore célébrer Saint-Yves dans une République sans juge ? Dans une République où le droit est piétiné au gré des intérêts politiques, quel magistrat — assis ou debout — osera rappeler au gouvernement, et au Premier ministre de facto en particulier, que la Constitution encadre strictement ses propres mécanismes d’amendement ? Qui, parmi les gardiens du droit, aura la légitimité et le courage de s’opposer à la dérive autoritaire incarnée par un discours unilatéral, voire oppressif, tel que celui porté par M. Fils-Aimé, devenu l’instrument d’une violence psychologique à l’échelle nationale ?
Chaque année, la basoche — autrement dit l’ensemble du monde juridique — célèbre, le 19 mai, la mémoire de Saint Yves de Tréguier (1253-1303), avocat et prêtre breton canonisé en 1347. Figure emblématique de justice équitable, il est reconnu pour sa droiture, sa défense inlassable des pauvres et son intégrité face aux abus du pouvoir féodal. Il exerça comme juge ecclésiastique, avocat du faible, et médiateur dans les conflits, incarnant l’idéal d’un droit au service du bien commun, exempt de vénalité, ce que le serment d’avocat devrait perpétuer. Mais à quoi renvoie ce modèle dans des systèmes où la justice elle-même se dissout dans l’arbitraire ?
Chez nous, en Haïti, célébrer Saint-Yves peut paraître ironique, voire cynique. Le système judiciaire haïtien est à genoux : dépendance structurelle au pouvoir exécutif, absence d’indépendance du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, nominations partisanes, lenteur procédurale chronique, et marchandisation flagrante des décisions de justice. La détention prolongée devient la norme, transformant les prisons en antichambres d’une justice qui ne juge plus. Les Commissaires du Gouvernement, souvent réduits à de simples marchepieds du Palais National, agissent moins en garants de la légalité qu’en exécutants des volontés politiques. La Constitution garantit l’autonomie des magistrats, mais dans la pratique, les textes sont vidés de leur substance. La justice est devenue un outil politique, un instrument de répression ou de marchandage, loin de la tradition inspirée par Saint-Yves.
Le Barreau, pourtant, reste l’un des rares corps constitués où subsiste une mémoire de l’éthique professionnelle. Malgré les menaces, assassinats (Me Monferrier Dorval, entre autres), et pressions, certains avocats haïtiens continuent de plaider, au péril de leur vie, pour le droit et les libertés. Mais combien restent fidèles à ce serment ? Combien acceptent de troquer leur robe contre des avantages ou des complicités tacites avec des acteurs de la criminalité organisée ou de la gouvernance corrompue ?
Fêter Saint-Yves, dans ce contexte, ne devrait en aucun cas se réduire à un rituel corporatiste vidé de sens. Cette date symbolique devrait au contraire constituer une interpellation solennelle, un rappel des fondements éthiques de la profession. L’article premier de la déontologie de l’avocat rappelle que « l’avocat exerce sa mission avec indépendance, loyauté, désintéressement, dignité et humanité ». Or, dans un pays où l’appareil judiciaire est instrumentalisé, où l’indépendance est souvent confondue avec l’isolement ou la complaisance, et où la vénalité supplante l’équité, le 19 mai devrait servir à réveiller les consciences juridiques, non à célébrer des carrières. Car là où la justice est vendue au plus offrant, l’État de droit n’est plus qu’un simulacre aux apparences trompeuses.
Me. Claudy Briend Auguste (cba)
avocat-journaliste