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À qui profite la violence en Haïti ?

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Un homme arrêté par une « brigade » près de Pétionville en novembre 2024. Les brigades exécutent souvent des civils innocents, alimentant ainsi un cercle vicieux de violence. Photo : Ralph Tedy Erol/Reuters

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Depuis plus d’un an, Viv Ansanm, une coalition armée de quartier devenue parti politique, appelle à la paix. Une année entière passée à implorer la fin des massacres, à proposer divers accords et à tendre la main aux communautés. Et pourtant, la paix n’est pas encore arrivée.

Pourquoi ? Qui bloque ce qui semble si simple et humain : un cessez-le-feu, permettre aux enfants de retourner à l’école, laisser les marchés respirer ?

La réponse est cruelle, mais claire : la paix menace les intérêts puissants. Voici qui s’oppose à la paix… et pourquoi.

  1. Les « Forces d’autodéfense » — Des brigades armées utilisées comme outils

Elles sont souvent appelées « brigades » par l’oligarchie, ses médias, l’État, et reprises par la diaspora : un terme poli pour désigner des gangs armés locaux défendant le statu quo mais présentés comme une « protection ». Qui sont-elles ? Pour la plupart, ce sont des jeunes désœuvrés, des chômeurs, des exclus – des hommes pour qui les armes sont devenues une source de revenus auprès des puissants et un moyen d’ascension sociale. Ils vivent désormais de leur dépendance envers ceux qui les paient pour « défendre » un quartier : nourriture, toit, épargne, puis armes et munitions. Ils sont armés. Et on leur permet de se reproduire.

Qui souhaite la paix quand sa nourriture dépend des armes ?

Ces jeunes – d’abord victimes – deviennent complices du maintien du désordre lorsqu’ils vivent de la violence. Ils tuent continuellement des innocents, principalement issus des quartiers vilipendés et criminalisés de Viv Ansanm – voisins, commerçants, jeunes sans-abri – et ces morts, à leur tour, alimentent la colère et la réaction des chefs de groupes armés ancrés dans ces mêmes quartiers.

La répression ciblée des « zones criminelles » fait des victimes civiles ; ces victimes déclenchent des représailles, qui justifient ensuite la militarisation et le maintien d’une économie de sécurité parallèle. Le cercle se referme.

  1. La Police nationale d’Haïti transformée en garde privée

La Police nationale d’Haïti (PNH), au lieu d’être un outil de sécurité publique, s’est partiellement transformée en une société de sécurité au service des puissants. Les policiers affectés à la protection des domiciles et des commerces perçoivent une rémunération parfois indécemment élevée par rapport au salaire moyen d’un policier. Ils travaillent souvent en parallèle avec les riches et les puissants. Des suppléments et des primes compensent cette insuffisance salariale.

Si la paix revenait et que la sécurité des quartiers populaires redevenait une priorité, ce revenu supplémentaire disparaîtrait. Ainsi, pour certains agents, la paix devient une perte de revenus. Il est compréhensible que, là aussi, la paix ne soit pas neutre : elle perturbe l’économie informelle et les petits arrangements qui tiennent certains acteurs en échec.

Le détournement de la PNH par la bourgeoisie n’est pas nouveau. En 2011, en faisant un reportage détaillé sur les câbles secrets du Département d’État américain reçus de Wikileaks, Haïti Liberté révélait comment des hommes d’affaires haïtiens avaient transformé la PNH en leur propre « armée privée ».

  1. Oligarques et patrons profitent du chaos

De puissants groupes économiques, certains hommes d’affaires et les propriétaires de zones franches ont tout intérêt à un environnement où l’État est faible, la main-d’œuvre précaire et les coûts bas. Le chaos discipline la main-d’œuvre, maintient les salaires à un niveau dérisoire et impose des conditions propices à l’enrichissement.

Image tirée d’une vidéo prise par un drone dans laquelle un policier exécute un civil de sang-froid le 9 novembre 2024 à Port-au-Prince.

Pour eux, la stabilité totale, la responsabilité budgétaire, la hausse des salaires et la puissance de l’État menacent directement leurs profits. La paix signifierait redistribution, impôts, contrôle – et donc perte de revenus. Ils n’en veulent pas. Ils résistent, parfois directement, parfois par le biais de financements privés de sécurité ou de trafic d’influence politique. Parfois, ils forment leur propre groupe armé.

  1. ONG parachutées et certaines forces multinationales payées pour leur inaction

De nombreux budgets d’aide explosent en cas d’urgence et de crise. Programmes, consultants et contrats d’assistance – parfois rémunérés à hauteur de millions – prospèrent dans un contexte d’urgence permanente. Il va sans dire que la permanence de la crise est synonyme de permanence des contrats. Il existe une économie de l’aide qui a besoin de la persistance de la crise pour justifier ses budgets, ses missions et ses statuts. De même, certaines forces ou missions internationales sont financées et maintenues dans un rôle symbolique ou de gestion de crise sans s’attaquer aux causes profondes.

Pourquoi abandonner cet eldorado bureaucratique au profit d’une paix qui rendrait leur raison d’être obsolète ?

  1. Chancelleries et intérêts étrangers qui profitent d’un chaos contrôlé

Enfin, il existe des intérêts diplomatiques et stratégiques – ambassades, agences et acteurs extérieurs – pour qui le chaos contrôlé leur permet d’exercer une influence, de maintenir un poids géopolitique et d’imposer des conditions. Un Haïti parfaitement souverain, efficace et autonome est plus difficile à contrôler ; un pays fragmenté, en constante demande d’« assistance » et de « stabilisation », est plus malléable.

Pour certains intérêts extérieurs, le maintien d’un « désordre bien ordonné » sert des objectifs géopolitiques et économiques.

En résumé : qui ne souhaite pas la paix ?

  1. Brigades armées et autres « forces de l’ordre » : parce qu’elles leur assurent un moyen de subsistance et un pouvoir local.
  2. Certains policiers : parce qu’elles leur procurent des revenus et des opportunités supplémentaires.
  3. Oligarques et chefs d’entreprise : parce que le désordre protège leurs profits, autrement dit, menace leurs revenus.
  4. ONG et missions financées pour la gestion de crise – l’économie de l’aide : parce que la crise finance leur existence bureaucratique.
  5. Certaines puissances et chancelleries étrangères : parce que le chaos leur confère de l’influence, un prétexte à l’intervention et une marge de manœuvre pour des forces désorientées et désespérées sur le terrain.

Autrement dit, la paix menace de multiples sources de revenus. Du point de vue des gardiens du système, la paix est donc à la fois dangereuse et coûteuse.

Et un rappel crucial : non seulement les brigades et les policiers, mais aussi les cinq secteurs anti-paix, étroitement liés, sont responsables du massacre, principalement de civils innocents vivant dans les zones diabolisées de Viv Ansanm – ces meurtres suscitent colère et désir de vengeance. Les chefs du groupe armé Viv Ansanm peuvent être furieux ou se sentir obligés de riposter pour satisfaire leur voisinage et/ou faire preuve de force pour décourager de tels massacres. Ainsi, la violence devient un cercle vicieux : la répression engendre des victimes civiles, la colère populaire, la réaction armée et une militarisation accrue.

Il faut comprendre que dire « nous voulons la paix » est noble, mais cela ne suffit pas. Nous devons également dénoncer les intérêts qui la bloquent. Nous devons dénoncer comment la violence est monétisée, achetée et reproduite. N’oublions pas que les premiers touchés par cette logique sont les plus pauvres : familles, enfants, travailleurs.

Il existe quelques moyens non violents de briser ou d’entraver ce modèle sans s’emparer du pouvoir.

1. Lever le voile : Les journalistes et les militants peuvent enquêter et publier qui finance quelles « brigades », comment et combien elles paient, d’où et comment elles approvisionnent les « brigades » en armes, munitions, gilets pare-balles, véhicules et autre matériel. Il est également important de divulguer les communications et les contrats, formels ou informels, entre les « brigades » et leurs commanditaires, privés ou gouvernementaux.

2. Campagnes ciblées : Une fois les oligarques, les représentants du gouvernement et/ou les intermédiaires qui financent et fomentent les violences policières et celles des « brigades » démasqués, ils peuvent être boycottés, manifestés, mis au pilori sur les réseaux sociaux et faire l’objet d’autres actions pour les contraindre à cesser leur financement.

3. Lobbying : Certaines ONG, pourtant profondément engagées dans la facilitation des desseins interventionnistes de Washington, Ottawa ou Paris et de leurs marionnettes haïtiennes, peuvent compter parmi leurs membres, naïfs ou bienveillants, des personnes qui ignorent les effets néfastes de leur travail. Il convient de les identifier, de les approcher et de les éduquer afin de les comprendre et de les enrayer, lorsque cela est possible, ce qui sera rarement le cas.

Malheureusement, le seul moyen sûr de briser ce cycle de violence est que des forces progressistes, populaires et éclairées prennent le pouvoir. Si cela se produit, le nouvel État pourrait mettre en œuvre les mesures suivantes :

1. Programmes de démobilisation et d’emploi: Transformer les « brigades » en citoyens utiles et productifs en leur offrant des formations, des stages et des emplois, le tout pouvant être financé par l’imposition (ou l’expropriation) de cette même bourgeoisie qui utilise aujourd’hui ses profits mal acquis pour semer la violence.

2. Réformer la PNH : Reconstruire la force de fond en comble, en réévaluant les salaires, en réorganisant les structures de commandement, en instaurant un contrôle civil strict et en mettant fin aux activités clandestines de la bourgeoisie, entre autres mesures.

3. Contrôler les ONG: Haïti doit cesser d’être la « République des ONG », qui vont et viennent aujourd’hui à leur guise et font ce qu’elles veulent. Les ONG, en particulier étrangères, doivent être contrôlées, réglementées et surveillées par l’État afin d’éviter qu’elles ne deviennent des entreprises corrompues et, pire encore, des agents de déstabilisation. Toute assistance qu’elles fournissent doit être contrôlée selon le critère de la promotion d’une paix et d’un développement véritables, et non d’une gestion de crise permanente.

La paix proposée par Viv Ansanm n’est ni naïve ni passive : elle est pragmatique et urgente. Mais la paix exige plus qu’un simple cessez-le-feu entre groupes armés. Elle exige de s’attaquer aux intérêts qui profitent du chaos. Tant que ces réseaux – économiques, politiques, sécuritaires et diplomatiques – ne seront pas traités, la paix restera un mot, pas une réalité.

Il est temps de poser la vraie question : à qui profite la poursuite des violences ? Nous devons répondre par la transparence, la justice et la redistribution, et même par la refondation de la société haïtienne.

Haïti mérite la paix. Mais elle doit être payée non par la mort et la peur, mais par la restitution des terres et du travail volés, la justice sociale et la reconstruction démocratique.

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