Trop de consciences s’éteignent en silence
« Pour que le mal triomphe, il suffit de l’inaction des gens de bien » : cette phrase résonne avec une âpreté poignante dans une Haïti accablée par la violence aveugle des gangs. Près de trois siècles après qu’Edmund Burke a formulé cet avertissement, il trouve un écho singulier dans les rues dévastées de Port-au-Prince. Les ruelles meurtries de la capitale ne sont pas seulement le théâtre des exactions criminelles perpétrées par des bandes terroristes ; elles sont aussi les scènes silencieuses d’une résignation collective, où chaque renoncement, chaque silence, chaque regard détourné ajoute une pierre supplémentaire au monument du mal qui dévore la nation.
Les gangs qui ensanglantent Haïti ne sont pas de simples manifestations de la misère ou du chaos. Derrière chaque kalachnikov qui sort de l’ombre se dessinent les contours de ces « mains invisibles » qui nourrissent, arment et dirigent la terreur. Ces groupes de malfaiteurs ne sont pas les seuls artisans de leur ascension : ils sont les pions d’un échiquier où se croisent d’obscurs intérêts économiques, des luttes politiques souterraines et des complicités silencieuses. Ici, le crime organisé n’est pas une perturbation du système ; pour certains, il en est devenu un rouage stratégique. Une forme de gouvernance par la peur, instrumentalisée, profitable pour quelques-uns, mortelle pour tous.
Face à cette descente aux enfers, où sont les voix ? Où sont les intellectuels, les penseurs, les artistes, les responsables religieux ou communautaires qui, par le passé, ont fait de la parole une arme de dignité ? Le silence des « bonnes gens » est devenu un allié de poids pour les marchands de mort. Par peur ou par lassitude, beaucoup se réfugient dans une neutralité qui n’en est pas une. Car ne rien dire, c’est consentir. Ce sont ces abdications individuelles accumulées qui finissent par donner au mal son visage collectif.
Pour briser ce cercle vicieux, il ne suffit plus de dénoncer sporadiquement l’horreur ou de multiplier les appels abstraits à la paix. Il faut refuser systématiquement et courageusement l’inéluctable. Il s’agit de restaurer le pouvoir subversif du discours public, le rôle éclairant de la pensée critique et le caractère politique de la résistance quotidienne. Car si le mal triomphe en Haïti, ce n’est pas seulement parce que des criminels agissent. C’est aussi parce que trop de consciences s’éteignent en silence, convaincues qu’elles ne peuvent plus rien faire. Pourtant, l’histoire n’est pas seulement écrite par les mains des bourreaux. Elle est aussi faite, dans l’ombre, par tous ceux qui refusent de leur laisser le dernier mot.
cba